samedi 14 avril 2012

Le débourrement

J’ai enrichi mon vocabulaire aujourd’hui. Mon vocabulaire français, hein, entendons-nous bien. Saviez-vous, ô illustres lecteurs au savoir encyclopédique, que nous sommes actuellement en plein «débourrement» ? Au cas où quelques uns l’ignoraient encore, ce terme désigne, dans notre belle langue aux accents d’une élégance et d’un raffinement que le monde entier nous envie, cette période de l’année où, sur les branches mornes et dénudées des arbres et buissons sortis de leur hibernation, grossissent délicats boutons, poignent frêles bourgeons, jaillissent vertes pousses et pâles rejetons, éclosent tendres feuilles et odorantes floraisons.

Le débourrement à ma fenêtre, le 2 avril 2010
Il semblerait bien que cette notion n’ait pas d’équivalent exact dans les autres langues, puisque la page Wikipédia sur le débourrement n’existe que dans notre langue, illustrant de manière particulièrement frappante, si besoin était, de la supériorité du génie français. Molière : 1 ; Shakespeare, Goethe, Cervantes, Dante, Pouchkine, Ibsen et tous les autres : zéro. Et toc !

Ainsi, Pierre de Ronsard, le rimailleur lubrique qui sévissait notoirement dans les boudoirs au XVIème siècle et maîtrisait mieux que quiconque l’art de proférer de galantes cochoncetés en décasyllabes, s’il eût été plus calé en botanique, eût sans doute tenu à son amante Cassandre à peu près ce langage :

          “Mignonne, allons voir si la centaurée
            Qui ce matin avait débourré
            Sa robe de pourpre au soleil...”

Et l’élégant badinage du barde amoureux eût probablement, pour respecter la rime, pris une tournure nettement plus obscène, pour ainsi dire, et par conséquent il ne serait pas possible d’enseigner aux élèves de classe de cinquième le texte salace et subversif qui en résulterait. Mais revenons à nos moutons.

Le «débourrement». Dont acte. J’adore ce mot qui fleure bon la campagne, les champs et le fumier. Mais pas seulement. Sur mon balcon de citadin et les rebords de mes fenêtres, en plein cœur de Berlin, ça débourre sec, et le jardinier amateur que je suis est aux anges.

Le débourrement à la même fenêtre en avril 2012 :
Une pensée ("Stiefmütterchen") bien esseulée revit dans la jardinière en friche
Chaque année, au printemps, je guette anxieusement chaque signe de débourrement dans mes jardinières. Mes plantes chéries ont-elles survécu à l’hiver ? Ont-elles gagné la guerre contre le froid ? Reverdiront-elles cette saison ? Ou devrai-je les déraciner toutes par brassées, insignifiantes touffes de paille, brindilles desséchées et sans vie, comme autant de squelettes de bois mort ?

Entre le fraisier mort et l'oeillet agonisant, un vaillant rameau de rosier reprend vie !

Le champ de bataille sur lequel donnent mes fenêtres offre au regard, comme après chaque hiver, un spectacle de désolation. Mort le thym. Mort, cette année encore, le romarin pourtant certifié «winterhart» sur le marché aux fleurs bio. Morte, sans surprise, la tomate. Mort le laurier. Mort le basilic rouge. Et le vert : mort. Morte aussi, la lavande, comme chaque hiver. On en finirait presque par croire que Berlin ne jouit pas du même climat que la Provence, à force... Morts les fraisiers, ou presque. Morts les œillets. Les pervenches ? Plus mort, tu meurs. Morts les conifères. Mortes les marguerites et les bougainvillées. Morte la menthe. Mort l’aneth. Morts les géraniums. Définitivement morts, les fuchsias et les dahlias. Même ma vaillante ciboulette, qui en est à sa quatrième saison et fut si héroïque l’hiver dernier, est au plus mal, et ne m’a donné cette année que quatres tiges bien chétives...

C’est l’ordre normal des choses. Je pleure les morts, et prépare déjà mes outils de jardinier pour les remplacer au plus vite. Et les survivants, je les fête, les choye, les couve du regard, les couvre d’attentions. Sur mes quatre rosiers, un seul a survécu, et encore, la victoire est encore loin d’être acquise pour lui, vu le petit bourgeon frêle et rabougri qu’il a su débourrer. Affaire à suivre. Mon lys, qui, comme la ciboulette, vit son quatrième printemps, a fini par ressortir de terre. Il était très en retard par rapport aux années précédentes, et je me suis fait un sang d’encre, craignant le pire à son endroit. Mais non, le voilà enfin, et plus déterminé que jamais, le lys. Ho hisse !
Le lys a fait son apparition, émergeant victorieux d'une jardinière ravagée par le froid
À la surprise générale de moi-même et bien sûr de tous les jardiniers de Friedrichshain, une pensée a reverdi à ma fenêtre. D’habitude, aucune de mes Stiefmütterchen, ces petites plantes délicates, à la tige frêle, ne survit à l’hiver, bien qu’elles soient théoriquement bisannuelles. Ira-t-elle jusqu’à la floraison ? Wait and see. J’ai tout mon temps. Une autre petite plante, connue sous le doux nom d’anémone pulsatille, que j’ai mise en terre il y a deux ans, puis oubliée, a refait surface sur mon balcon, pour la troisième année consécutive, orpheline au milieu d’une jardinière complètement sinistrée : elle déploie avec insolence ses jeunes feuilles velues et allonge une tige au bout de laquelle s’épanouira bientôt une élégante fleur violette.
L'anémone pulsatille ce 13 avril
Mais ma plus grande satisfaction, c’est mon hortensia, qui revient de très loin. L’an dernier, il avait reverdi si tardivement, si chichement et si lentement que l’arrivée de l’hiver l’a surpris juste avant qu’il ne commence à fleurir. Aussi avais-je pensé que son compte était bon, et me résignais-je déjà à le remplacer cette année. Mais il n’en est rien : ce printemps, le fougueux hortensia s’est décidé à débourrer tôt, et en abondance, comme pour venger les deux autres hortensias qui n’ont pas survécu aux attaques de l’hiver. Il continue à se développer, empressé et orgueilleux, à l’ombre du grand marronnier, qui l’abrite du vent et des rayons les plus agressifs du soleil Je sens déjà qu’il me prépare une très belle année. Enfin, si les oiseaux veulent bien s’abstenir de le massacrer, évidemment. Tiens, il faut que je remette en place mon système de défense anti-aérienne pour le protéger des pies qui viennent creuser la terre alentour et des pigeons au vol lourd et à la démarche disgracieuse.

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L'hortensia le 1er avril
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L'hortensia et le marronier, le 14

Cette période de l’année où la vie, obstinée et triomphante, mais encore très fragile, ressurgit là où on ne l’attendait pas, au milieu de la mort et de la désolation, comble mon cœur d’allégresse et me remplit d’optimisme. Ne serait-ce que pour ressentir cette intense joie printanière, cela vaut largement le coup de jardiner.

Fort bien, c’est pas tout, ça, mais le soleil brille généreusement au-dehors, et j’ai quelques fleurs à rempoter. Je vous souhaite à toutes et à tous un très bon débourrement !

10 commentaires:

  1. Courage! Oui parfois il y a des pertes mais ca laisse un vide a remplir avec quelque chose de mieux. De mon coté mes begonias n'ont pas survécu...

    Mais je suis sure et certaine que mes dahlias, les "drag-queens of the garden," reviendront. Plus flashy que les hortensias mais aussi fiable. :-)

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    1. Beaucoup de vide à remplir, en effet. Mais ca m'amuse plutôt de devoir réinventer presque entièrement mon balcon chaque printemps, donc c'est une bonne chose d'avoir autant de pertes, même si évidemment les plus belles plantes vont me manquer un peu...

      Vos dahlias sont des drag-queens, peut-être, mais des drag-queens vachement costauds :-)

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  2. Oh quelle chance tu as, je suis jalouse que Berlin puisse ainsi débourrer alors qu'ici la neige continue de tomber. Je suis comme toi, j'adore ce moment de l'année où la vie semble reprendre ses droits, où tout est un grand suspens--qu'est-ce qui va sortir, qu'est-ce qui est mort, est-ce que ça va fleurir? J'ai réussi un superbe balcon fleuri et plein de tomates et de piments et d'herbes délicieuses, l'année dernière, et tous les matins étaient un ravissement de découvertes. Mais tout ça ne recommencera que mi-mai... alors en attendant, j'admirerai le débourrement de tes plat-bandes :)

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    1. À la mi-mai?!? Là vache! C'est pas humain!! Tu dois être jalouse, non seulement des Berlinois, mais carrément de 99% des habitants de l'hémisphère nord quoi... (we're the 99 percent!)

      Quand ta saison est si courte, t'as pas le droit de te louper sur tes plantes en tout cas. Un grand bravo pour réussir un tel exploit. C'est encore plus nécessaire quand l'hiver nous fait souffrir, je trouve. Tu as des plantes qui survivent à l'hiver ou bien dois-tu recommencer de zéro chaque année ?

      À très bientôt avec les "travaux" et tout ça ;-)

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    2. La saison est courte mais intense, avec des jours de 18-19 heures d'ensoleillement, et beaucoup, beaucoup de soleil en août-septembre. En décembre dernier, j'ai profité d'un moment sans neige pour tout jeter, à part le rosier que j'avais bien taillé et enmailloté en octobre mais avec des températures de -30, je ne pense pas qu'il a pu survivre. C'est le seul suspens de mon printemps ;) Mi-mai,j'irai tout racheter en plans (tomates, etc.) parce que je n'ai jamais réussi les semis et les plantes d'intérieur (bouffées illico par les chats).

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    3. Eh ben je croise les doigts pour ton rosier alors !! J'espère qu'il a survécu, ça embellira ton printemps :-)

      Malheureusement le mien (celui de la photo du billet) a l'air de faiblir, son petit bourgeon rouge est mal en point :-(

      C'est la vie. Moi aussi, même sans chats, j'ai du mal avec les semis... en intérieur, j'ai jamais essayé (je devrais, hahaha) en extérieur en tout cas les oiseaux s'y donnent à cœur joie !

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  3. Réponses
    1. Je cherchais plutôt quelque chose comme "le lys ça glisse", mais c'était vraiment pas évident à placer, et puis je me suis dit que j'avais pas besoin d'apporter de l'eau au moulins des gens qui croient que parce que je suis antillais, je suis forcément fan de Francky Vincent :-)

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  4. Ah ben du coup j'ai aussi appris un mot, je connaissais bourrer, débourrage,... mais pas celui-là ! :-)

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    1. Les Chroniques Berliniquaises sont lauréates en titre du prix du "blog du mois", donc il fallait élever le niveau ! CQFD

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