Fort bien, maintenant que l'on a établi que nous autres Antillais, Guyanais et Réunionnais avons le droit de commémorer l'esclavage et son abolition, l'on pourrait se demander: en quoi ces sombres événements concernent-ils l'ensemble de la France et des Français de ce début du XXIème siècle ? Pour la simple et bonne raison que 1,5 millions de citoyens français vivent dans les quatre départements d'outre-mer à l'heure où nous parlons, parce qu'énormément de ressortissants des DOM (plus de 500.000) vivent en métropole, parce que de grands ports français se sont considérablement enrichis du commerce triangulaire, parce que deux millions de Français d'aujourd'hui, et deux siècles d'histoire de notre pays et d'histoire du commerce de villes comme Nantes, La Rochelle et Bordeaux, cela ne compte pas pour des clous. Parce que Bourg-en-Bresse a célébré la première abolition de l'esclavage (celle de 1794) par une grande fête populaire, où des femmes blanches et des négresses échangèrent leurs bébés et allaitèrent des nourrissons d'une autre couleur que la leur, dans un élan de fraternité probablement inédit en Europe, et que cette abolition-là, abrogée par Napoléon par la suite, avait été l'une de ces trop rares occasions où la France mettait vraiment en application ses principes et ses idéaux, sans hypocrisie, ni basses compromissions, ni vils renoncements. Il ne s'agit pas d'exiger de la “repentance”, le terme chéri des amnésiques de droite. Personne n'accuse personne. Les criminels d'antan sont morts sans procès et souvent, avec les honneurs. Les victimes de jadis sont mortes, bien enterrées, et entièrement oubliées : les esclaves n'avaient souvent qu'un simple prénom, un sobriquet donné par leur maître, et la mémoire de leur misérable existence individuelle n'a pas survécu aux proches qui les ont connus de leur vivant, sauf exceptions. Il ne reste que des descendants, du côté des criminels comme des victimes, nés plusieurs générations après les faits. Le contraire de la douce amnésie n'est pas la “repentance”, c'est l'honnêteté historique, le fait d'assumer pleinement l'histoire de son pays, dans les moments glorieux comme dans les heures troubles, le fait de ne pas se proclamer sans vergogne “
tous résistants !” au lendemain de la Libération, ou de ne pas se sentir attaqué lorsque quelques voix discordantes osent noircir, si j'ose dire, le beau mythe de la construction nationale, avec d'encombrants faits historiques qu'il ne fait pas bon évoquer.
De nombreux détracteurs de droite, agacés par ces empêcheurs d'oublier en rond, arguent que “
l'esclavage, ce n'est pas un génocide, donc ce n'est pas un crime contre l'humanité”. CQFD. On va leur accorder le bénéfice du doute, et supposer qu'ils font cet amalgame en toute bonne foi, parce que pour beaucoup d'entre nous, la notion de crime contre l'humanité fait écho en premier lieu aux procès de Nuremberg, donc à l'Holocauste, donc renvoie forcément à l'archi-crime qu'est le génocide. Mais alors, messieurs-dames, il va falloir ouvrir un bouquin ou deux (et je ne parle pas des ouvrages d'un
Robert Faurisson, hein, attention petits coquinous, je vous vois venir), ou du moins une page Wikipedia, car nulle part la définition, au demeurant très vague et fluctuante, du crime contre l'humanité, ne se restreint aux seuls génocides. Je reprends ici la “définition” (plutôt un catalogue en fait) utilisée par la Cour Pénale Internationale, vous savez, ce repaire de gauchistes déchaînés, de suppôts baveux de l'anti-France, de champions notoires de la “repentance” et de l'auto-flagellation à tout va, qui n'ont de repos que lorsqu'ils ont humilié notre Grande Nation :
“Meurtre ; extermination ; réduction en esclavage ; déportation ou transfert forcé de population ; emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; torture ; viol, esclavage sexuel, prostitution forcée; grossesse forcée; stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste (...) ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; disparitions forcées de personnes ; crimes d’apartheid, autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.”
Bref, la liste des joyeusetés en question est drôlement longue, et comporte plusieurs des crimes commis de façon routinière par les esclavagistes, négriers ou non. La lecture du
Code Noir, document légal qui est entré en vigueur dans les colonies françaises aux Antilles en 1685 (un grand millésime dans l'histoire de France, car c'est aussi l'année où Louis XIV, décidément très inspiré, a révoqué l'édit de Nantes, mettant un terme à près d'un siècle d'insupportable tolérance religieuse et jetant sur les routes de l'exil des centaines de milliers de “huguenots”, dont beaucoup, réfugiés à Berlin, ont fortement contribué au développement économique et culturel de ce qui n'était encore qu'une grosse bourgade teutonne sans grande importance), fournit quelques arguments assez frappants qui montrent que l'humanité des esclaves était systématiquement bafouée. Les esclaves, bien que considérés comme suffisamment humains pour mériter un baptême (“
dans la Religion Catholique, Apostolique et Romaine”, comme il se doit, cf. article 2) et une sépulture chrétienne, étaient néanmoins qualifiés de “meubles” par l'article 44 dudit Code, étaient punis de mort pour des crimes monstrueux comme le fait de se réunir, de s'évader, de voler une vache ou de frapper leur maître. Il faut être sacrément obtus pour soutenir mordicus, en connaissance de cause, que la traite négrière et l'esclavage aux Amériques et dans l'Océan Indien ne constituent pas un crime contre l'humanité. À partir de ce point, je cesse de considérer ceux qui persistent dans cette voie comme étant neutres ou de bonne foi, désolé.
Ensuite, parmi les nombreux opposants à tout ce qui touche la mémoire de l'esclavage, il y a ceux qui clament à cor et à cris : “
c'est pas moi qu'a commencé !” comme dans la cour de récré. Pourtant, personne n'accuse les Français, les Européens ou les Blancs en général, d'avoir inventé l'esclavage, ni d'avoir conduit la traite tous seuls, sans l'aide de roitelets africains, d'alliés tribaux de circonstance ou d'aventuriers arabes. D'ailleurs, d'une certaine manière, les Européens se sont distingués en beauté en abolissant l'esclavage dans leurs pays, puis dans leurs colonies, bien avant la plupart des autres régions du monde, à commencer par les mahométans. Certains “penseurs”, toujours du même côté de l'échiquier politique, reprochent à la France la place, pourtant toute riquiqui, qu'elle fait à la mémoire de l'esclavage, et aux commémorations timides qui ont débuté en métropole le 10 mai 2006, de “négliger” des aspects importants de l'histoire entière de l'esclavage, tel qu'il fut pratiqué par les Arabes ou les Ottomans autour de la Méditerranée, voire par les Romains, les Égyptiens anciens (mais oui, vous vous rappelez au catéchisme, les Hébreux asservis par Pharaon !), ainsi qu'en Mésopotamie, comme le prouve sans équivoque le fameux code d'Hammourabi... Messieurs, les ficelles sont plutôt grosses. La France commémore l'esclavage, tel qu'il fut pratiqué, encouragé et légalisé, sur le sol des territoires qu'elle a administrés, pour son bénéfice exclusif, une pratique qui, ne vous déplaise, l'a changée pour très longtemps. Que vous le vouliez ou non, les Égyptiens n'ont vraiment rien à y voir. On commémore l'histoire de France, celle du peuple français, de la même manière que l'on célèbre en France la fin de la dernière guerre le 8 mai, et non pas le 2 septembre, date de la capitulation japonaise et point final de ce conflit mondial. Mais nos chafouins élus et “intellectuels” de la droite conservatrice n'en sont pas à une contradiction ni à une approximation près...
|
Statue décapitée et ensanglantée de l'impératrice Joséphine sur la place
de la Savane, à Fort-de-France. L'illustre fille de nos îles, dont nous
devrions sûrement être fiers, a poussé Napoléon à rétablir l'esclavage.
Cet acte de vandalisme n'a donc absolument rien d'étonnant. |
Quelques sinistres figures de l'UMP et assimilés se sont érigées en inlassables pourfendeurs des lois mémorielles. Pourtant, leur duplicité ne fait pas l'ombre d'un doute. Parmi les plus hypocrites d'entre tous, l'odieux Christian Vanneste qualifiait, dans
cette interview récente accordée au
Nouvel Obs, la
loi Taubira de 2001 de “
loi anti-française” (ah, la voilà, l'anti-France !), qui “
égorge la liberté d'expression”, et patati et patata, bottant habilement en touche pour éviter d'en dire autant de la loi Gayssot n'est-ce pas, facho mais pas fou le brave député. On note avec intérêt que c'est le même Christian Vanneste qui s'est donné beaucoup de mal pour que l'Assemblée vote une autre loi mémorielle en 2005, un texte de
réhabilitation de l'entreprise coloniale, et qui a proposé des amendements poussant encore davantage dans ce sens, allant presque donner de grandes claques dans le dos aux anciens de l'OAS. On remarque que c'est toujours le sieur Vanneste, décidément très affairé dès qu'il s'agit de demander au législateur de se mêler d'histoire, qui a déposé, en novembre 2006,
une proposition de loi de reconnaissance par la France du génocide ukrainien perpétré par Staline en 1932. Ah mais tout ceci, ce n'est pas de l'anti-France, n'est-ce pas, alors allons-y sans nous gêner, et encombrons le législateur de textes sur les souffrances des Ukrainiens.
Dans un monde parfait, dans une France parfaite, on n'aurait pas besoin de loi Taubira relative à la mémoire de l'esclavage, pas plus qu'on n'aurait besoin de loin Gayssot pénalisant la négation de la Shoah, ni de lois mémorielles en général, de la même manière dont on se passe très bien de lois “géographiques” (imaginez un peu : “La France reconnaît publiquement que son point culminant est le Mont-Blanc, à 4807 mètres d'altitude”, hahaha), de lois “mathématiques” [“La France reconnaît publiquement que deux et deux font quatre, et que pour tout entier naturel n
, la somme des n
premiers termes d'une suite arithmétique de premier terme u0 est (u0 + un) x (n + 1)/2”], ou encore de lois “chimiques” (“La France reconnaît publiquement que la formule chimique de l'eau est H2O”). Vous vous imaginez le bazar. En attendant, loi ou pas, il est urgent d'arrêter de considérer la mémoire de l'esclavage comme une seule affaire d'Antillais ou “de noirs” : l'anti-France, pour moi, c'est plutôt ce genre d'attitudes amnésiques, qui épurent le récit national et en excluent des millions de citoyens français. Une nation harmonieuse est, au contraire, une nation dont le récit historique est accepté par tous, et où tous se reconnaissent, sans qu'il soit question de “repentance”. Nous, les Antillais, sommes Français et heureux de l'être, mais ne sommes pas arrivés là par l'opération du saint-Esprit ou par la dérive des continents.
La mémoire de l'esclavage est l'affaire de tous, et la commémoration de l'abolition, une grande fête pour toute notre nation, car elle célèbre, entre autres, l'un de ces moments-clés qui ont permis d'aboutir à un véritable État de droit et à une communauté de citoyens égaux devant la loi. Pour des raisons historiques, les quatre DOM commémorent l'abolition à des dates différentes les uns des autres : pour la Martinique, c'est le 22 mai de chaque année. Ce 27 mai, c'est au tour de la Guadeloupe. La date retenue à l'échelle nationale est le 10 mai, pour mettre tout le monde d'accord. Laissons derrière nous ces polémiques stériles, ces combats d'arrière-garde et ces aboiements des nostalgiques et des réacs héritiers des anti-dreyfusards d'antan: l'esclavage a eu lieu en France, a été aboli par la France, et notre nation se grandit et se fortifie à chaque fois qu'elle évoque ce passé avec réalisme et dignité.