C’est promis, ceci est le dernier volet de cette série automnale impromptue sur mes récents déboires alimentaires, du moins pour l’instant. Après, après j’arrête et je passe à autre chose, juré, craché, croix de bois, croix de fer (oh l’affreux nazi !)...
Mais laissons là ce vain bavardage et entrons sans plus attendre dans le vif du sujet, si vous le voulez bien.
Mais laissons là ce vain bavardage et entrons sans plus attendre dans le vif du sujet, si vous le voulez bien.
Cela me pendait au nez depuis bien longtemps déjà. Après toutes ces années de cette vie d’Érasmus attardé, je ne pouvais que m’attendre à recevoir tôt ou tard une invitation à fêter un Thanksgiving à l’américaine ; ce n’était plus qu’une question de temps. Et cette année, comme pour rattraper le temps perdu, ce n’est pas une, mais deux soirées de l’Action de Grâce qui ont été organisées dans mon entourage, et auxquelles j’ai été gentiment convié par les plus canado-américanophiles de mes amis. J’ai prudemment choisi de décliner la deuxième invitation reçue au lieu de tenter d’honorer les deux et de faire plaisir à tout le monde comme j’ai tendance à faire habituellement. Avec le recul, ce fut une décision extrêmement judicieuse, car un seul repas de Thanksgiving par an suffit amplement à tout individu normal. Un mois avant les fêtes de fin d’année, je m’acheminais, sans le savoir, vers une soirée de blindage de bide infernal, comme je n’en avais jamais connu auparavant.
En fait, c’est quoi Thanksgiving, au juste ? Pour moi, cette fête a toujours rimé avec ces épisodes de séries télé américaines au scénario cousu de fil blanc : la maîtresse de maison, mère dévouée et épouse parfaite, enfilait comme il se doit son plus beau tailleur beige, se parait de son collier de perles favori et des boucles d’oreilles assorties, se laquait la chevelure en un brushing de dimensions colossales et, un infatigable sourire sur son visage impeccablement maquillé, passait aux fourneaux une journée entière de dur labeur qui, après moult péripéties ébouriffantes, se terminait invariablement dans une ambiance gnan-gnan autour d’une dinde farcie encore plus volumineuse que la coiffure en béton de maman. Un peu comme ça :
"Mon Dieu, faites que Maman change de coiffeur, s'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît" |
Dans la vraie vie, ce n’est pas tellement différent, en fait. Bien sûr, comme pour toute tradition séculaire, les origines de cette célébration sont obscures et s’expliquent de diverses manières : expression de la gratitude des colons après de longues et périlleuses traversées maritimes, fête des récoltes, gage de leur survie aux hivers rigoureux du Nouveau-Monde, célébration de la bonne entente des Européens avec les Indiens
Revenons à notre petit Dankgebung berlinois, après toutes ces digressions. Forcément, une soirée aussi mémorâââble se prépare fort longtemps à l’avance : vous recevez votre invitation trois bonnes semaines avant le jour J (prévoir un dîner trois semaines à l’avance chez les gros cools de Berlin, c’est dans le même ordre de prévoyance que 7 mois d’anticipation à Paris, grosso modo) et êtes prié de donner votre réponse au moins une semaine avant la date prévue. Dans les jours qui précèdent le grand moment, la tension monte : vous recevez des e-mails de plus en plus directifs de la part de vos hôtes manifestement stressés. On vous précise votre contribution exacte pour que le dîner soit «parfait» : trois bouteilles de vin rouge pour untel, 2 kg de patates douces et 1 kg de citrouille pour tel autre, etc. Et ne vous avisez surtout pas à faire le malin, hein. Rien n’est laissé au hasard. L’attitude relax et à la bonne franquette des soirées berlinoises auxquelles vous êtes habitués, vous pouvez oublier. Au moment où vous vous rendez compte du traquenard dans lequel vous vous êtes fourrés, il est trop tard pour décommander. Vous êtes donc attendu de pied ferme le samedi soir à 18 heures.
Il est vrai que Thanksgiving tombe habituellement un lundi d’octobre au Canada, et un jeudi de novembre aux States. Mais à Berlin, pour des raisons pratiques, on fête Dankgebung le samedi, parce que le jeudi, on bosse et par conséquent on n’a pas le temps de se permanenter la chevelure, de se glisser dans un tailleur beige et de passer la journée aux cuisines.
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Et ce n’est pas le boulot qui manque. Certes, la dinde, que nous avons affectueusement baptisée «Charlie», est déjà en train de dorer au four et les desserts sont déjà prêts depuis la veille, mais nous sommes loin d’en avoir terminé. Il nous faut encore préparer le gratin de «macaroni and cheese», la purée de patates douces, les rutabagas, les sauces, le corn bread, la douzaine d’accompagnements. Laura jongle avec ses multiples recettes de chez Cook.com, trois minuteurs, de mystérieux ustensiles chromés, et distribue des instructions à sa petite troupe d’assistants maladroits mais pleins de bonne volonté. On multiplie les allers-retours diligents entre la cuisine de Basil et celle de Daniel, des plats fumants dans les mains. Malgré la pression, l’ambiance reste excellente. Le vin blanc a peut-être un peu aidé. Peu de temps avant la touche finale, un trio de retardataires canadiens arrive enfin, pouffant de rire, un tourbillon de fraîcheur dans cet univers de labeur. L’un d’entre eux est vêtu de jaune de la tête aux pieds. «Aaah, je comprends mieux pourquoi on grille des pépins de citrouille depuis tout à l’heure : c’est pour nourrir le canari», chuchoté-je, moqueur, à l’oreille de Nikolaus (*), le mari de Laura. Deuxième bide de la soirée. Allez hop, un autre verre de vinasse pour faire passer la pilule !
Charlie juste avant la découpe |
Au salon, les plats font maintes fois le tour de la table : purée de patates douces, «squash» (une variété de courges), rutabagas, «Serviettenknödel» pour la touche germanique, cranberry sauce, corn bread (un pain de maïs maison) et de prodigieuses quantités de dinde, bien sûr. Après tout, Charlie pesait 7 kg tout de même... C’est délicieux, mais finalement assez lourd, et les mélanges de saveurs, franchement inhabituels.
Peu à peu, certains convives commencent à se sentir mal. Difficile de dire ce qui nous arrive ainsi, mais à l’exception des Canadiens, nous sommes tous en proie à une indigestion fulgurante et carabinée. La dévouée Britta et un autre invité allemand ne parviennent même pas à garder leur repas dans l’estomac. Pendant le dîner, on les voit se lever à tour de rôle, partir aux toilettes, squattent la salle de bain pendant un long moment, et ils ne reviennent plus. Le dessert (apple pie et pecan pie) finit par être servi à un comité fortement réduit de survivants. Je n’ai plus faim, mais ces tartes ont l’air tellement appétissant, ce serait un crime de ne pas y toucher, me dis-je... J’avale une bouchée de pecan pie, et tout à coup, c’est la fin : pris d’une forte nausée, je quitte aussitôt ma place pour m’écrouler sur le canapé. Pour moi aussi, c’est game over. Je passerai le reste du dîner dans un état de torpeur semi-consciente, réveillé par des gargouillis de mauvais augure dans mon estomac et des nausées vertigineuses. À la fin de la ripaille, seuls les Canadiens se portent bien, ils se régalent des desserts. «Il y a même des muffins au chocolat tiens. Tu en veux, Canari ? Oh oui, avec plaisir, Colibri. Oh c’est vraiment délicieux ce dessert !» Tous les autres sont KO. Thanksgiving, c’est trop sympa dites donc, pourvu que l’on soit doté de l’appareil digestif adéquat.
Vers 23 h 30, je me rends enfin à l’évidence : je ne serai pas du tout en état de sortir faire la fête à l’issue de ce fabuleux banquet. En deux SMS laconiques, je capitule et préviens les amis que j’avais prévu de retrouver au bar après le repas. Le dîner se termine vraiment en eau de boudin.
À minuit, les «Européens» (et assimilés) du lot, déconfits et penauds, prennent congé de Daniel, le pas lourd, une main sur le ventre et l’autre devant la bouche, tandis que le Canari et les autres invités canadiens, repus, heureux, en pleine forme, le plumage brillant, piaillent de satisfaction et prennent leur envol dans la nuit berlinoise pour une mémorable tournée des boîtes de nuit, sans doute. Je m’affale dans un taxi à destination de Friedrichshain avec Britta ma voisine de Kiez, et, arrivé enfin à destination, m’écroule au lit pour une nuit nauséeuse et particulièrement difficile. Contrairement à l’infortunée Britta et à cet autre Allemand dont le nom me passe, j’ai réussi à digérer le repas sans reflux majeur, mais j’ai eu l’estomac barbouillé et des hauts-le-cœur récurrents pendant deux jours, jusqu’à lundi soir.
Que de souvenirs impérissables pour mon premier Thanksgiving ! Je retiendrai tout de même que les mets étaient délicieux, et que Laura et Britta se sont donné beaucoup de mal pour nous faire plaisir. La prochaine fois peut-être ? On verra bien... Britta a déjà annoncé qu’elle ne se sent pas prête à remettre le couvert pour l’an prochain. Laura n’est pas emballée non plus. Quant à mon estomac, il est encore aux abonnés absents.
Verdict : Thanksgiving, on a testé et... on a raté le test, mais alors complètement !
(*) Les prénoms ont été modifiés
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