Une série sur les portes des toilettes ? Ce blog est vraiment tombé dans le caniveau, direz-vous d'un air sceptique, pour ne pas dire carrément septique. Pourtant, les Berlinois d'un jour ou de toujours l'auront sûrement remarqué : la décoration des bars de cette capitale hédoniste est toujours soignée jusque dans les plus petits détails, pour leur donner une atmosphère unique. Aussi les banales silhouettes de bonhomme et de femme, connues dans le monde entier pour signaler les toilettes, sont-elles bannies du petit coin et remplacées par n'importe quoi, pourvu que cela soit "créatif" et "original". J'ai attrapé un étrange virus qui commande mon cerveau et m'oblige à photographier les portes de toilettes intéressantes, et il était temps de dévoiler cette étrange collection, petit bout par petit bout. Je n'avais pas prévu d'inaugurer la série par le
Z-Bar, sur la Bergstraße, à Mitte, mais il faut parfois faire des compromis. Le Z-Bar nous réconcilie avec le sigle KKK, qui ne veut dire ni Ku Klux Klan, ni le sinistre
Kinder, Küche, Kirche qui assignait à la femme prussienne, puis allemande, sa place "naturelle" dans la société, en particulier sous les nazis, mais ici "
Kunst, Kultur, Kino" (art, culture, ciné) : on se sent tout de suite mieux. Sur la
Klotür, rien de particulièrement remarquable : chez les femmes, une rose, et chez les hommes, une photo qui semble tirée d'un film indéfini, où l'on voit un inconnu de dos utilisant un urinoir. J'ai vu bien mieux, mais ce sera pour les prochains épisodes de la série, dans quelques semaines.
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Le Z-Bar vu depuis la rue. L'enseigne "Kino" que l'on voit n'est pas un reflet dans la vitrine : il y a bien un petit ciné à l'intérieur. |
Le Z-Bar est l'un de ces lieux magiques qui nous font vraiment aimer Berlin. Dans l'arrière-salle de ce tout petit bar niché dans une rue léthargique de Mitte, des films de série B des années 1940 à 1970 sont projetés chaque dimanche, dans le cadre de leurs soirées "Zinema", et des événements culturels divers sont organisés les autres soirs de la semaine. Ce samedi, en marge de la Berlinale, un documentaire espagnol de 30 minutes, intitulé
El tiempo suspendido, ou en anglais
Time Stood Still, était projeté trois fois d'affilée, en version originale bulgare, et sous-titrée en anglais la première fois, puis en allemand pour la deuxième projection, et enfin avec des sous-titres en espagnol pour la troisième et dernière séance. La réalisatrice, María José "Jo" Graell, Espagnole originaire de Valence (donc une "Valencienne" ?), est tombée amoureuse du cinéma "Odeon" de Sofia en Bulgarie, et a décidé de lui consacrer un documentaire.
Il faut dire que le vénérable "
Odeon" de Sofia n'est pas pas un cinéma comme les autres, ni même un vieux cinéma d'art et d'essai comme les autres. Il ne se distingue pas des autres par son histoire, qui n'a rien d'extraordinaire : ayant ouvert en février 1961, il y a exactement 50 ans, il a sporadiquement fermé puis réouvert ses portes sous des noms différents mais a fini par s'établir comme un des cinémas emblématiques de la capitale bulgare. D'après le documentaire, et si j'ai bien compris les sous-titres, ce qui fait l'originalité de l'Odeon, c'est son impressionnante collection de plus de 15.000 films des décennies précédentes ("la plus importante des Balkans", nous assure-t-on avec fierté), qu'il projette toujours en version originale, et jamais, au grand jamais avec des sous-titres, le Ciel nous en garde, mais avec un interprète qui traduit tous les dialogues en
live, micro à la main, à mesure que la bobine se déroule. C'est bien cela : le public suit le film en écoutant les dialogues originaux, et par-dessus, la voix du traducteur-interprète. Il semble que ce soit une tradition cinématographique bien ancrée dans les habitudes bulgares, vu le nombre d'intervenants enthousiastes, tout au long du documentaire, qui expliquaient que les sous-titres, c'est trop nul, et que rien ne vaut la traduction simultanée par un professionnel qui y met un peu plus de vie. En tout cas, c'est une manière comme une autre d'apprécier le cinéma, c'est sûr.
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Nelly Superstar |
L'un des piliers du cinéma Odeon de Sofia, c'est
Nelly Chervenusheva, qui depuis plus de quarante ans, traduit tous les films italiens qui y sont projetés. Cette sacrée Nelly : à près de 80 ans, elle ne compte pas s'arrêter. Il paraît que le public sofiovite, avant d'acheter sa place, s'assure que ce sera bien Nelly qui traduira les dialogues. Et qu'on ne s'avise pas de répondre par la négative, sinon ils ne sont pas intéressés. Il paraît qu'elle ne s'arrête jamais, mais alors jamais de parler, même lorsqu'il n'y a pas de dialogue : elle meuble les "silences" prévus par le réalisateur en racontant les anecdotes qui lui passent par la tête, et l'audience adore. Dans d'autres pays, on appellerait ça radoter. Il paraît qu'un jour, alors qu'elle faisait un infarctus, elle a continué à traduire et n'est allée à l'hôpital qu'à la fin de la séance, comme il se doit ("le public m'a sauvé la vie !"). Il paraît qu'une autre fois, elle est morte, mais est ressuscitée le lendemain, juste avant la projection de
La Dolce Vita, Dieu ne pouvant se résoudre à priver Sofia de sa Nelly adorée. Déjà que les pauvres habitants ont la malchance d'être bulgares, leur enlever Nelly serait faire preuve de trop de cruauté à leur égard... La séquence émotion du documentaire : Nelly, fanatique de Fellini, incollable sur Pasolini, n'a jamais mis les pieds en Italie ! Sous les yeux émus du public, elle réalise enfin le rêve de toute sa vie, à l'invitation d'une méga-star mondiale du cinéma bulgare dont nous avons tous déjà oublié le nom. Elle était sacrément heureuse, mamie Nelly, et nous étions bien contents pour elle.
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La salle de projection du Z-Bar |
Et voilà, c'en était fini d'
El tiempo suspendido. Une bien chouette histoire avec une bonne dose d'excentricité et de personnages hauts en couleur. Si j'ai l'occasion de retourner dans les
Balkans et de découvrir la Bulgarie, l'Odeon figurera en bonne place dans ma liste des choses à voir, en espérant que Nelly assurera encore la traduction, ou disons plutôt, le sur-bruitage des films de Fellini.
En attendant d'avoir cette chance, il nous reste les films de série B du Z-Bar pour patienter. Au programme ce mois de février :
Les Lutteuses contre le Docteur de la Mort, film culte mexicain de 1963,
Purple Death from Outer Space, de 1966, ou encore,
The Brain that Wouldn't Die, un thriller indispensable de 1962. Presque de quoi nous donner envie de faire l'impasse sur la Berlinale !
La projection d'
El tiempo suspendido était aussi l'occasion de se régaler de spécialités bulgares et de vins des Balkans à l'
œil. Je ne suis malheureusement pas encore en mesure de dire si c'était exceptionnel ou si les projections s'accompagnent en général de dégustations. On verra bien lors des prochains événements.
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Jo Graell, au centre, pose avec ses amies: Gloria la Sud-Africaine à droite, et une Allemande dont j'ai oublié le nom, à gauche |
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Le programme des soirées "Zinema" à venir au Z-Bar : du gros lourd en perspective ! |