À la fête de mon vingt-quatrième anniversaire, il y a quelques semaines, certains de mes amis ont cotisé pour m’offrir un pass d’un an pour la galerie C/O, ce grand espace dédié à l’art photographique au cœur du Mitte gentrifié à mort et d’ailleurs en sursis d’éviction depuis deux ans. «Super cadeau ! Merci les amis», m’exclamai-je, aux anges, bondissant de joie et de vodka. Mais il m’a suffit d’une seule utilisation pour comprendre, horrifié, que ce fabuleux cadeau était en réalité un baiser de Judas.
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La galerie C/O sur Oranienburgerstraße à la fin février 2012 : le lieu où je risque de passer une bonne partie de mon temps libre pendant les 366 jours et 366 nuits à venir. |
Car enfin, je ne sais pas si vous imaginez l’horreur en fait : pendant les 366 jours à venir, je vais être capable de me rendre aussi souvent que je veux à la galerie C/O, pour y passer des heures d’affilée, ou tout bêtement juste pour revenir admirer une photo que je n’avais pas bien vue lors de ma dernière visite (l’avant-veille), et tout ça pour pas un rond ! (Jusqu’à une époque récente, je devais m’acquitter de la somme de 10€ pour pénétrer dans ce sanctuaire.) L’énorme fan de la célèbre galerie que je suis, qui vous a déjà gratifié, non pas d’
un article, ni même de
deux, mais en fait de
trois billets dans ces pages, risque d’y passer beeaaaaauuucoup de temps dans les douze prochains mois. J’imagine sans mal ce que diront mes «amis» d’ici quelques semaines :
«Tiens, t’as vu le Berliniquais dernièrement ? Ça fait un bail qu’il n’a pas donné signe de vie.
– Je crois qu’il est au C/O.
– Ah bon ? Encore ? Il y était déjà le weekend dernier quand nous étions tous à la plage !
– Oh bah tu sais, il y passe sa vie maintenant...
– Franchement, c’était trop une bonne idée qu’on lui offre ce cadeau ! Il nous fout une paix royale depuis trois mois. Je n’aurais jamais osé imaginer que le plan fonctionnerait aussi bien.
– Yep. Quel plan machiavélique ! C’était une idée de génie ce pass annuel. Prost!
– Prost!»
Bref, les masques tombent. Quoi qu’il en soit, je profite à fond de mon abonnement : le weekend dernier, j’ai passé pas moins de quatre heures à la galerie (en deux fois), pour admirer la double expo qui s’y tenait jusqu’à dimanche dernier. Et vous aussi, vous allez bien morfler en profiter, car qui dit double expo dit bien sûr double billet de blog en perspective !
La première exposition, qui avait pour prétexte la Berlinale, était consacrée à l’«œuvre» de l’un des pionniers de la photographie de paparazzis, le photojournaliste américain Ron Galella, né dans le Bronx de parents immigrés italiens en 1931. N’étant pas particulièrement friand du culte des pipoles à la sauce Gala ou «Fan de...», le sujet ne m’intéressait pas énormément a priori. Seulement voilà, c’était gratuit, gratos, zéro euro, juste le prix d’un sourire, just free, δωρεάν, gratuito, kostenlos, معجبين, гратуит, フリー, ücretsiz, miễn phí, ללא תשלום, rhad ac am ddim, digoust chouchenn, 免費... alors j’y suis allé, pardi ! Capisce ? Eh ouais, j’suis comme ça moi : c’est gratuit, alors je me pose pas de questions et j’y vais. Par exemple, si vous voulez me rendre accro à l’héroïne, z’avez qu’à m’en refiler gratos et je vous présente séance tenante ma plus belle veine.
Mais reprenons. L’exposition, à laquelle je me suis rendu sans grande conviction, m’a fait tout de même fait découvrir un profil hors du commun et, en montrant ces clichés qui ont alimenté la presse à scandales pendant des décennies, invite les visiteurs à la réflexion sur l’un des nombreux travers du culte des célébrités et de notre société obsédée par l’image.
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Galella pourchasse (littéralement) Jackie Kennedy Onassis sur Madison Avenue à New York, en octobre 1971. Auteur inconnu. Ne vous méprenez pas sur l'apparente nonchalance affichée par la veuve du président... |
L’expo s’intitulait “Ron Galella – Paparazzo Extraordinaire”, le glorieux sobriquet attribué par le magazine Newsweek à l’envahissant photographe, et proposait jusqu’à dimanche dernier (oui, maintenant c’est trop tard) 130 photos de célébrités, prises des années 1960 aux années 80, le tout en noir et blanc. Des photos de stars quoi : acteurs et actrices, chanteurs et musiciens, artistes, de Liz Taylor au sommet de sa gloire à un Salvador Dalí vieillissant, des têtes couronnées, des mannequins et autres personnalités, parfois photographiés clairement avec leur accord, souvent manifestant sans équivoque leur agacement face à l’importun. Quel est donc l’intérêt de tout ceci, demanderez-vous ?
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John Lennon et May Pang à la première d'une pièce de théâtre au Beacon Theater, en novembre 1974 |
Euh, eh bien, j’aurais bien du mal à répondre à cette question. Il est clair que la plupart des photos ressemblaient à des clichés de paparazzis, et n’auraient qu’un intérêt visuel ou artistique limité, si on n’y reconnaissait pas quelque célébrité dans une situation tout à fait banale... mais c’était très intéressant de se plonger pour une heure ou deux dans un univers qui m’est complètement étranger. Et puis, au risque de me répéter, il y avait cet élément de réflexion sous-jacent : qui se sert de qui, entre le paparazzi et la star à qui l’on vole des moment de sa vie privée ?
« Si quelqu’un dit “Pas de photos !”, alors j’essaie de ne plus en prendre. Mais avant qu’il ne le dise, j’en prendrai autant que possible. Ce sont les règles du jeu ».
C’est en ces termes que s’exprime Ron Galella, vieux routier de la profession. Pourtant, à en juger par le calvaire qu’il a fait subir à la veuve du président Kennedy et à ses enfants dans les années 70, il semblerait qu’il ait interprété ces «règles du jeu » avec beaucoup de liberté. À moins que toute l’importance de son propos soit dans le «j’essaie de ne plus en prendre».
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«Oh, encore vous ? Je vous croyais en prison», dit-elle froidement en apercevant le visage bien trop familier de l’intrus. L’exposition consacrait une salle tout entière aux déboires de Jackie Bouvier-Kennedy-Onassis avec le paparazzi qui avait développé pour elle une obsession presque maladive, et pouvait passer des heures à la guetter dans les rues de New York, à Central Park, au restaurant, au spectacle, devant la salle de cinéma où elle venait d’entrer... Il s’est caché derrière des porte-manteaux, s’est affublé de postiches, s’est déguisé en père Noël, juste pour pouvoir mitrailler Jackie et ses enfants avec son téléobjectif. En 1972, à l’issue d’un procès intenté par la veuve du président, une injonction d’éloignement lui interdit de s’approcher à moins de 50 yards de Jackie Onassis, et à moins de 75 yards de ses enfants. Ce qui n’a pas empêché les tabloïds de s’étendre sur cette
«most co-dependent celeb-paparazzi ever».
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Le sourire quelque peu figé de Jackie Kennedy face à l'homme qu'elle croyait en prison,
avril 1976 au Palace Theater |
Lorsque, un soir de 1977, Ron Galella prit en photo Mick Jagger à l’arrière d’une limousine avec le mannequin Jerry Hall, le cri en direction de l’objectif montrait son indignation face à la meute de photographes qui s’apprêtaient à révéler au public un moment de l’intimité du chanteur, qui ne s’était pas encore officiellement séparé de sa femme Bianca mais prenait du bon temps avec une autre. La presse à scandale donna un petit coup de pouce au couple en déliquescence et précipita la rupture. Pourtant, nous disent les organisateurs de l’exposition, la star semble prendre la pose devant l’objectif : son geste de colère semble adressé au public qui verra la photo. En fait, cette confrontation entre le paparazzi et la star devient une sorte de rituel, un acte théâtralisé où chacun connaît son rôle et sait comment il doit se comporter face à l’autre.
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Mick Jagger et sa petite amie, le mannequin Jerry Hall, devant la galerie Mizuno en janvier 1983, ne sont pas très contents, enfin, surtout Mick. Et encore... |
Les organisateurs de l’exposition poursuivent le raisonnement, et expliquent que cet accord tacite entre la star et le paparazzi est connu sous le nom de
“give and take”. Les deux adoptent une attitude ambiguë, évoluant entre le spontané et le délibéré, entre l’invitation et l’hostilité. Ils sont à la fois partenaires et adversaires dans le même jeu. Les stars oscillent constamment entre leur volonté de cacher leur vie privée et une propension à en dévoiler des pans entiers, et cette ambivalence est au centre de l’œuvre de Galella. Voilà voilà, on se couchera moins bête ce soir.
Assurément, Salvador Dalí, par exemple, n’a pas l’air particulièrement irrité à la vue du photographe.
Au fil de l’exposition, le visiteur apprend également que l’opiniâtre paparazzi a parfois payé le prix de son obstination : Marlon Brando, passablement agacé par l’irruption de l’indésirable, lui a démoli la mâchoire. Galella y laissa cinq dents... Qui disait qu’il n’y avait pas de sot métier déjà ? Toutefois, Ron Galella obtint d’importants dommages et intérêts au tribunal. Nous voilà rassurés.
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Bruce Springsteen à la sortie d'un concert de Sting à Madison Square Garden en août 1988.
"What are you doing here, Ron?" a-t-il demandé au paparazzi. |
L’expo s’achève en rappelant au visiteur qu’à l’heure du numérique et d’internet, vraiment tout le monde peut devenir un paparazzi et vendre ses clichés
(tiens, voilà qui n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, moi qui songeais justement à une reconversion professionnelle...). Par conséquent, ce genre à part du photojournalisme n’est plus franchement lucratif
(zut alors, mon rêve d’avenir est brisé dans l’œuf) et n’est plus en mesure de produire des talents et de voir émerger des photographes aussi célèbres que Ron Galella : ses photo sont donc élevés au rang de documents
«uniques et historiques
». Amen !
La métamorphose de Michael Jackson au fil des ans :
1. Michael (18 ans) et Janet Jackson (10 ans) en janvier 1977 à la remise de l’
American Music Award à Santa Monica.
2. Michael Jackson un an plus tard à l’Université de Californie.
3. Huit ans plus tard, en novembre 1986, au Botanical Garden du Bronx.
Une chose est sûre, c’est que je suis admiratif de la ténacité de Ron Galella, et de cet entêtement dont il a fait preuve pendant ces trois décennies de traque solitaire, appareil photo en main, malgré l’indifférence avec laquelle il était accueilli, quand ce n’était pas de l’hostilité, voire des coups. Quelque part, pour faire ce boulot pendant si longtemps, avec une telle passion et une telle application, il faut être un peu fêlé. Mais, dans le fond, ceux qui émergent du lot ne le sont-ils pas tous quelque part ?
Laissons le mot de la fin à Sophia Loren, accompagnée de son mari, Carlo Ponti, et de son décolleté légendaire, au dîner de gala qui suivit la première de
Dr. Jivago de David Lean, en décembre 1965 :
«Ses yeux ! s’extasiait-elle à propos du regard de braise d’Omar Sharif, la vedette du film, ce qui explique sa curieuse expression sur la photo.
Avant, je croyais que les Italiens avaient les plus beaux yeux du monde, mais maintenant je sais que les Égyptiens en ont d’encore plus beaux !»
En tout cas, en matière de décolleté plongeant, à l’époque d’avant Photoshop de surcroît, on n’a toujours pas fait mieux, pas même Omar Sharif...