Attention, ce billet va débuter sur une révélation absolument fracassante : Berlin a été autrefois divisé par un mur, ou encore une "barrière de protection anti-fasciste", en terminologie officielle socialiste. Je vais me faire un café le temps de vous laisser digérer cette nouvelle renversante et je reviens... Me revoici, bien requinqué. Ah, ça fait du bien ! En réalité, ce n'était pas un mur qui entourait Berlin-Ouest et isolait entièrement le secteur allié de la RDA environnante et de Berlin-Est, mais deux murs parallèles, séparés d'un no-man's land de quelques centaines de mètres de large, un territoire hostile, dégagé de tout obstacle visible, surveillé en permanence par des garde-frontière postés sur leurs miradors, qui tiraient sans sommation sur toute silhouette furtive hâtant le pas sur la terre meuble et fraîchement ratissée pour révéler toute trace de pas ; ce corridor inhospitalier a donc très vite été surnommé, à juste titre, der Todesstreifen, la "piste de la mort".
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Drôle de prestation... Wes, exhibitionniste originaire de New-York |
Près de 50 ans après la construction du Mur, et deux décennies après sa destruction et la réunification de la ville, plus rien ne subsiste du no-man's land, qui a complètement disparu sous le béton de la reconstruction et a laissé la place à des rues, des places et des maisons, en fait, tout ce qui constitue une ville normale. Complètement disparu ? Hé là, pas si vite : aux confins du quartier est-berlinois de Prenzlauer Berg et de son voisin ouest-berlinois de Wedding, le Todesstreifen a laissé la place à un parc, une étroite bande de verdure qui, chaque dimanche ensoleillé depuis les années 1990, grouille de vie comme aucun autre endroit dans la capitale. Pour trouver quel nom donner à ce modeste rectangle vert de quelques hectares, on n'est pas allé chercher midi à quatorze heures : vous êtes au "parc du Mur", le Mauerpark. À l'est, une portion de Mur, longue de trente mètres, attire les curieux et surtout quelques dizaines de passionnés de graffitis, Sisyphes modernes qui taguent sans relâche leurs créations à la bombe, recouvrant en quelques heures les fresques réalisées quelques jours plus tôt à peine par d'autres tagueurs, et sachant que les leurs subiront le même sort dans les jours qui suivent. À l'ouest, un grand marché aux puces bien achalandé est l'occasion de faire se promener en observant, mi amusé, mi incrédule, l'extravagant bric-à-brac des brocanteurs du cru et parfois de faire de bonnes affaires. Entre les deux, de vastes pelouses à l'herbe ratatinée permettent à chacun de se détendre comme il l'entend, et de laisser libre cours à ses passions : on y croise des jongleurs, des musiciens, des danseurs, des basketteurs, des coiffeurs qui vous coupent les cheveux en public, des joueurs de frisbee, des Berlinois et des touristes, et toutes sortes de badauds.
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Les tags du Mauerpark : c'est un peu le rocher de Sisyphe. |
Mais l'une des attractions phares du Mauerpark, c'est le "
Bearpit Karaoke". Chaque dimanche depuis le printemps 2009, un Irlandais passionné et un peu fou, et dont le nom pourrait être japonais, mais en fait non, j'ai nommé Joe Hatchiban, assure le spectacle à Mauerpark. Le principe est fort simple : une scène en plein air, des gradins en forme d'amphithéâtre, un vélo, un ordinateur portable, des enceintes, et quelques centaines de fichiers musicaux en format mp3, version karaoké, et bien sûr des chanteurs amateurs de talent très divers. La mayonnaise a très vite pris, et le show aux très modestes débuts est vite devenu l'un des symboles de la douceur de vivre à Berlin à la belle saison, et attire des centaines de visiteurs qui viennent encourager (et parfois, se moquer gentiment) des quelques dizaines d'intrépides qui se dévouent courageusement pour pousser la chansonnette en public.
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Mur et balançoire à Mauerpark |
Il y a malheureusement une période de l'année où Joe et ses amateurs de karaoké sont bien obligés de se taire: l'hiver bien sûr. De novembre à mars, même les crooners les plus fanatiques, qu'ils viennent d'Irlande, d'Allemagne ou du Groenland, n'ont plus envie de passer quatre heures assis dehors à écouter des quadragénaires imiter Barbra Streisand d'une voix éraillée, même si c'est gratuit. Au cours de l'hiver 2009-2010, la question était sur toutes les lèvres : le Bearpit Karaoke reviendra-t-il à Mauerpark au printemps prochain ? La chose n'était pas assurée d'avance, dans cette capitale du temporaire, où rien ne semble devoir durer plus de quelques mois, quelques années tout au plus. L'existence même du Mauerpark est menacée, d'ailleurs : ah les
investisseurs, la
gentrification, toujours la même rengaine ! Cette fois-ci pour changer, la réponse a été positive : les jours se sont allongés, la glace a fondu, les jonquilles sont sorties de terre, et l'hirondelle Hatchiban est revenue faire son nid, avec son cortège de gazouilleurs, à la "fosse aux ours". Le Bearpit Karaoke entamait sa deuxième saison en fanfare !
Dimanche 13 mars 2011 : il semblerait qu'une tradition soit en train de naître. Pour la troisième année, Berlin dit adieu à l'hiver et salue l'arrivée du printemps en chanson à Mauerpark. Et par chance, j'étais là, revenant par hasard d'un café à proximité et ayant décidé d'y humer l'air printanier. L'herbe est encore brune et rabougrie, les arbres sont encore dénudés, squelettiques, mais le printemps est bien là, dans l'air, dans le ciel, sur nos vestes que nous portons au bras, et sur nos visages. Et surtout, sur le podium de Joe Hatchiban. Au passage, pendant l'hiver, le susmentionné podium a été décoré ; des Berlinois désœuvrés y ont peint le message suivant, très certainement à l'attention du public : Yuppies Jagen, que l'on pourrait traduire par "La chasse aux Bobos est ouverte". Eh bien les bobos berlinois et étrangers présents n'ont pas eu l'air de s'en formaliser !
Deux prestations diamétralement opposées dans cette vidéo :
"Amazing Grace" a cappella puis du break dance. Tout ceci est
tout à fait inhabituel au Bearpit Karaoke.
J'aime bien le Bearpit Karaoke, comme la plupart des Berlinois et des visiteurs du Mauerpark. L'ambiance est détendue. Les gradins bondés font face au soleil de l'après-midi. De courageux individus se succèdent devant Joe-Nikos Aliagas et interprètent leur chanson préférée. Quelques uns sont vraiment doués d'une voix exceptionnelle, beaucoup chantent juste et assurent le minimum, certains se lâchent sur le podium et misent tout sur le jeu de scène pour pallier les limitations de leur talent pour le chant, et quelques uns sont franchement mauvais : ils sont gentiment moqués, mais largement encouragés par un public complaisant et peu exigeant. Ouf, ce n'est pas Deutschland sucht den Superstar, la version locale de La Nouvelle Star ! Il y a absolument de tout. Selon le jour, la fournée peut être plutôt ratée, ou particulièrement réussie, et quand je viens avec mes amis, je me lasse habituellement au bout d'une demi-heure. Mais pas aujourd'hui.
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Vue dégagée depuis les gradins |
Pour le premier spectacle de la saison, la promotion de chanteurs était excellente. Il y a bien eu quelques couacs, c'est inévitable, mais il semblerait que les bons chanteurs de la ville, impatients de donner à nouveau de la voix à Mauerpark après la longue interruption hivernale, se soient donné rendez-vous pour ouvrir la troisième saison en beauté. J'ai appris qu'après les galères de l'hiver dernier, Joe a trouvé un logis pour hiberner : un bar de Mitte. Mais je doute fort que l'ambiance ait pu y être comparable. Le Bearpit Karaoke sans Mauerpark, c'est aussi crédible et authentique que la tour Eiffel à Las Vegas. Hatchiban-san, ce drôle de loulou qui se consacre sans faille à son sacerdoce, chaque dimanche, malgré les questions évidentes que tout le monde se pose à propos des coûts et bénéfices (oui, c'est gratuit), a ponctué, comme à son habitude, les prestations des chanteurs de gentils encouragements ou de moqueries sarcastiques. La seule chose que je ne l'ai pas encore vu faire, c'est de dire "c'est horrible, vous chantez mal", même si parfois il doit le penser très fort. Mais il a besoin de chanteurs, bons ou mauvais, alors ce serait une mauvaise idée de les humilier en public ! Au contraire, il salue toujours les stars éphémères, et n'oublie jamais de les remercier. Et trouve toujours une ou deux plaisanteries moqueuses, car il reste un perfide Anglo-saxon, ne l'oublions pas. L'objet de ses moqueries d'aujourd'hui était un groupe de jeunes Espagnoles, qu'il a rangées dans la catégorie de ces participants typiques qu'il nomme "giggling schoolgirls", "les collégiennes qui rient bêtement", une véritable plaie au Bearpit Karaoke, semble-t-il. Il faut dire que celles qui sont passées aujourd'hui correspondaient bien au profil, et Hatchiban, féroce, répétait à l'envi, raillant leur accent, from "Espain". Qu'à cela ne tienne, les écolières espagnoles nous ont interprété une Macarena calamiteuse, mais ont réussi à enflammer le public malgré tout, après tout de même deux minutes et trente secondes durant lesquelles elles ont dû se sentir très seules au monde...
Regardez à partir de 2'30 pour voir quelque chose d'intéressant...
Les prestations mémorables de ce premier karaoké de la saison ont inclus le strip-tease d'un New-Yorkais prénommé Wes tandis qu'il interprétait une chanson dont j'ai oublié le nom (je corrigerai cette section si le nom me revient). C'était la meilleure prestation du jour, et bien sûr, celle que je n'ai pas filmée ! Peu après, son amie Laureen nous a chanté un I Will Survive de fort belle tenue, tandis que Wes filmait et faisait le pitre autour. Diana de Serbie nous a fredonné un I Will Always Love You de Whitney Houston, ma foi sans y laisser trop de plumes, sauf peut-être sur les aigus les plus haut perchés.
À 2'20, on voit Joe qui vient faire la quête, et récolter quelques piécettes.
Wes l'exhibitionniste est chaleureusement applaudi par le public
Rikke, une Danoise replète, aurait mieux fait de rester au lit ce matin plutôt que de s'improviser chanteuse, et Tina, la Hollandaise si rousse que Joe était sûr d'avoir rencontré une compatriote, et a insisté aussi lourdement que certains Arabes me prenant pour un des leurs (pour ne rien arranger, elle était habillée de vert, ce qui lui a permis de nous rappeler que c'est la St-Patrick cette semaine), a trébuché sur du Tina Turner justement. Mais la rousse Tina était vraiment à fond, chantant à tue-tête et sautillant comme sous sa douche, et son plaisir de chanter sa chanson préférée était vraiment communicatif, malgré les nombreuses fausses notes que nous lui avons pardonnées de bonne grâce...
Du Tina Turner comme sous la douche !
Il y a eu Ignazio le Sicilien, que Joe s'entêtait à appeler "Nacho", il y a eu Cristóbal le Chilien qui a chanté "New York, New York"... à Berlin. Il y a eu les Anglaises imitant particulièrement le Foundation de Kate Nash, aidées par l'accent londonien. Et bien entendu, il y a eu Detlev, l'une des grandes stars du Bearpit Karaoke : ce vieil Allemand aux airs de Père Noël est là chaque dimanche, aussi assidu que Joe Hatchiban lui-même, et interprète avec virtuosité, toujours le même titre, "Mein Leben", la version allemande du My Way de Sinatra. Ceux qui assistent au spectacle pour la toute première fois ne peuvent pas s'empêcher de rire à la vue de ce barbu sorti tout droit d'un film, qui commence à fredonner, quelque peu maladroitement, le premier couplet de cet air archi-connu. Mais très vite, il fait taire les railleries.
Sinatra I : Cristóbal le Chilien