dimanche 20 janvier 2013

Maïeutique entre hommes à Jéricho

« Hé là, vous! Pas si vite. Z’avez payé votre billet d’entrée? 10 shekels, s’il vous plaît. »

Tiens donc. Et d’où il sort, celui-là? Je n’avais pas remarqué qu’il fallait s’acquitter d’un droit d’entrée. La petite porte sans prétention du site archéologique de Tell Es-Sultan était grande ouverte, le guichet riquiqui sur la droite semblait abandonné depuis des années, et il n’y avait pas un chat à l’horizon. Il n’en fallait pas plus pour que d’un pas assuré, happé par la curiosité, j’entrasse. Le plus naturellement du monde. Et puis surtout, je venais tout de passer une bonne demie-heure à admirer gratuitement ce même site historique, les restes de l’antique Jéricho, depuis un point d’observation privilégié, juste en face : une terrasse à moitié effondrée offrant, à quiconque ose s’y aventurer, une vue imprenable sur les ruines antédiluviennes. Lesdits vestiges, d’ailleurs, ne sont à vrai dire que d’informes monticules de terre et de gravats. Il faut un sacré effort d’imagination et d’abstraction pour se représenter, à partir de ce pitoyable terrain vague, de ces mornes vallons érodés de terre meuble aux contours indistincts, la fière Jéricho des batailles bibliques, la légendaire forteresse cananéenne des temps jadis, et ses hautes et orgueilleuses murailles se lézardant, se disloquant et s’écroulant, au terme d’un siège épique, au son martial des trompettes de Josué et de cris sauvages et virils de “This is Spartaaaaa!”. Non, décidément, les fameux vestiges de la très pompeusement auto-proclamée « plus ancienne ville du monde au point le plus bas de la Terre » n’ont rien de spectaculaire, et ne valent même pas les deux euros demandés si péremptoirement pour avoir le privilège de les admirer de plus près et de se crotter les souliers dans la boue au passage.

Le site archéologique de Tell es-Sultan, emplacement sur lequel,
il y a vachement longtemps, se dressait, paraît-il, la ville de Jéricho.

« Ah bon ? Euhh... vraiment ? Faut payer ? Combien vous dites ? 10 shekels ? Ah bah dites donc, tout compte fait, euh... je vais plutôt regarder les cartes postales, alors.
— Seulement 10 shekels. Allez quoi.
— Mouais... Mmmhh... Ça alors, vachement intéressantes ces cartes postales !
— 5 shekels la carte. Plus le timbre de l’Autorité Palestinienne.
— Hmmm... »

J’examine, en feignant le plus grand intérêt, l’hideuse collection de cartes postales jaunies et cornées des hauts lieux du tourisme palestinien : Bethléem, la Mer Morte, Jérusalem, Naplouse, Jéricho, des clochers, des minarets, des ruines, des chameaux devant des paysages arides... Un timbre palestinien, c’est la classe, certes, mais mes amis méritent mieux que ces antiques cartons racornis et décolorés. Je me donne contenance devant la marchandise tout en préparant ma sortie avec tact, de manière à ne pas vexer le gardien du site, qui m’observe placidement depuis sa chaise en plastique, abrité sous un grand arbre. Allez, assez traîné par ici. Il doit avoir compris que je ne vais acheter ni carte, ni billet d’entrée. À trois je m’en vais. Une, deux... Tiens, à qui fait-il de grands signes du bras tout à coup ?

« Venez.
— Moi ?
— Oui, vous. Venez vous asseoir près de moi. Venez donc. On va causer un peu. Installez-vous. »

Bâtie non loin des rives de la Mer Morte, Jéricho culmine à environ 250 mètres sous le niveau de la mer.
Les plus anciens vestiges archéologiques mis à jour à Jéricho datent d'au moins 8000 ans avant J-C
Le gardien du parc archéologique et vendeur de cartes postales désigne d’un geste de la main le muret en béton près de sa chaise et m’invite à y prendre place à côté de lui. Pas rancunier le bougre : il vient de me prendre en flagrant délit de tentative de resquillage, et le voilà qui veut faire ami-ami. Mais, grugeur ou pas, il faut bien qu’il trompe l’ennui de ses mornes journées jérichotines après tout. De mon côté, je suis ravi d’avoir une occasion de papoter avec un Palestinien, et mon minibus pour Jérusalem, quant à lui, ne donne aucun signe d’être prêt à repartir. Je viens donc m’asseoir sur le muret, à la droite du sympathique gardien avide de compagnie. Un sourire carnassier illumine sa face porcine et accentue ses traits grossiers.

« D’où venez-vous, l’ami ?
— Je suis français.
— Ah, la France ! Good country. Good people. Welcome to you, welcome to Palestine. “Bonjour. Bienvenue”. C’est comme ça qu’on dit en français ?
— Oui. Vous êtes doué.
— Vous vivez à Paris ? À Marseille ?
— Non, en fait j’habite à Berlin. En Allemagne.
— Ah, Germany! Deutschland! C’est super ça. Je connais Munich. C’est une jolie ville. Une grande ville, plus grande que Jéricho. Comme Jérusalem. Mais il fait froid. Cold. Too cold.
— Jamais allé. Mais je crois que c’est joli en effet.
— Vous voyagez seul ?
— Oui. Enfin, aujourd’hui je suis avec ce groupe de gens-là : c’était le plus pratique pour aller à la Mer Morte et à Jéricho. Mais sinon, oui je voyage tout seul.
Welcome, welcome. Je suis heureux que vous veniez voir Jéricho. Nous, en Palestine, nous aimons les touristes.
— Voilà qui tombe bien. J’aime beaucoup la Palestine.
Marhaba. Welcome. Et puis je suis comme vous, vous savez ? Je préfère voyager seul, moi aussi.
— Ah oui ? Comme c’est cocasse. Mais j’aime bien voyager avec mes amis aussi, parfois. C’est drôle, on s’amuse ensemble. Mais voyager tout seul, c’est très intéressant. Je prends mon temps, je rencontre les gens du pays.
— Moi, je voyage seul. Je vais en Jordanie. Et je n’ai personne sur le dos. Nul ne sait ce que j’y fais. Absolument personne. La liberté totale. C’est génial, non ?
— Euh... bah oui, si vous le dites.»

Le monastère grec orthodoxe du Mont de la Tentation, construit à flanc de montagne sur les ruines d'églises plus anciennes, se situe à l'endroit identifié comme le lieu où Jésus aurait rejeté les tentations de Satan pendant son jeûne de quarante jours. Des moines grecs y vivent encore aujourd'hui.
Il tourne vers moi sa tête ronde, ses yeux globuleux, et me sourit d’un air entendu. Mon interlocuteur est bien affable mais, crénom de nom, sa tête ne me revient pas. Curieusement, pourtant, ses traits me sont vaguement familiers, comme s’il ressemblait à une de mes connaissances. Qui cela peut-il bien être ?

« Vous êtes déjà allé en Jordanie ?
— Ma foi, non. Mais j’aimerais bien, c’est sûr. Peut-être la semaine prochaine, si j’ai le temps.
— Vous devriez y aller.
— Ah oui ?
— Il y a de belles femmes en Jordanie. De très belles femmes arabes. Musulmanes, chrétiennes, cela n’a pas d’importance. Elles sont sublimes.
— Aaaaaah... vous vendez du rêve !
— Vous êtes marié?
— Non.
— Ah bon. Mais vous avez une petite amie, n’est-ce pas ?
— Évidemment.
— Je vois. Vous partez en voyage et laissez votre fiancée à la maison... Je fais pareil. Quand je vais voir mes Jordaniennes, ma femme n’en sait absolument rien.
— Mais... euh... je... Plaît-il ?
— Il ne faut pas raconter ces choses-là à son épouse. Sinon, ouille, bonjour les ennuis.
— Hélas! À qui le dites-vous. Que des ennuis, ces bonnes femmes.
— Ah, vous voyez bien.
— Cela va de soi. Botus et mouche cousue.
— Elles sont si belles, les femmes jordaniennes. Et elles ne coûtent pas très cher.
— Pardon ? Euh...
— Vous voyez ce que je veux dire, hein ? Je ne m’y trompe pas : vous “faites cela” vous aussi, n’est-ce pas ?
— Eh bien...»

À part ces deux attractions touristiques, Jéricho est une petite ville complètement banale de 20.000 habitants située dans une vallée fertile. En une heure, on a tout vu.
Mon compagnon me lance un regard anxieux et scrutateur. L’heure est aux confidences ; il ne faut pas le décevoir. En tout cas, je ne m’y étais pas trompé : le Cerbère de l’antique Jéricho n’est pas un chien féroce et cruel, mais un gros porc en rut. Quoique sympathique, dans le fond. Ceci dit, je suis toujours intrigué par ce visage joufflu, ces yeux exorbités, ce regard torve, cette nuque grasse et plissée, ce solide appendice nasal, large, épaté, qui évoque avant tout un groin de sanglier plutôt qu’un nez d’Homo Sapiens... Tout cela m’est étrangement familier. Qui, de mes fréquentations, a une pareille tête de pervers sexuel ? La question m’obsède. Mais au fait, je suis censé répondre à sa demande. Par l’affirmative, évidemment. De toute façon  je ne suis plus à un mensonge près.

« ...Bien entendu, voyons.
— Ah, eh bien voilà ! Je m’en doutais, l’ami.
— Nan mais hé ho, là, vous. Enfin, euh... je veux dire... Mais oui bien sûr !
— Ici, en Palestine, on trouve aussi de belles femmes. À la plage, près de Jéricho. En été. Les gens viennent en vacances. Il y a de belles femmes. Des Israéliennes juives. Ça coûte 100 shekels. Ce n’est pas très cher. Si vous venez en été, vous pourrez en profiter vous aussi.
— Seulement 100 shekels ? Quelle aubaine ! Merci pour le bon tuyau.
— Combien coûtent les femmes en Allemagne ? Est-ce plus cher ?
— Hélas, oui, c’est bien plus cher. Au moins 100 euros. 500 shekels. Ce n’est pas donné.
— 500 shekels ? Mais c’est du vol ! Trop cher, trop cher.
 — Oui, quelle arnaque.
— Est-ce pour toute la nuit, ou pour seulement une heure ?
— Euuuuuuuhhhh... une heure en général... Oui, c’est bien cela. 500 shekels de l’heure, c’est le prix.
— C’est vraiment trop cher. Et on a droit à combien de fois, pendant une heure ? Une fois ? Plusieurs fois ?»

Au risque d'insister lourdement, Jéricho n'hésite pas à répéter encore et encore au visiteur qu'elle est "la ville la plus ancienne au monde", un titre que lui contestent entre autres Alep, Damas ou encore Byblos, au Liban.
J’ai beau improviser du mieux que je peux, chaque réponse me semble plus difficile à inventer que la précédente. J’aurais dû mieux étudier la grille de tarifs des prestations proposées par les avenantes jeunes filles à bottes montantes de l’Oranienburgerstraße. En tout cas, mon interlocuteur, désormais en confiance, semble ravi de pouvoir s’épancher ainsi sur son sujet de conversation préféré avec un étranger. Ses gros yeux de verrat, luisants de concupiscence, sont surmontés de très belles rangées de cils, longs, épais et gracieusement recourbés, comme on n’en voit habituellement que dans les pubs pour Gemey Maybelline. Comme quoi, si l’on prend la peine de les observer, même les phacochères lubriques ont une beauté cachée qui ne demande qu’à être révélée à l’œil attentif. Cela dit, je dois encore répondre à la question posée. Mais au point où j’en suis, n’importe quel bobard fera l’affaire.

« Une seule fois, oui, en général.
— 500 shekels pour une seule fois ? Ce n’est pas du tout un bon prix.
— Vraiment ?
— Et comment, malheureux. À la Mer Morte, pour 100 shekels, c’est open bar ! 4 fois, 5 fois. Autant que je veux, autant que je peux.
— Mazette ! Quatre fois ??? Bah mon cochon, vous êtes sacrément verni avec les professionnelles du terroir.
— N’est-ce pas ?
— Je vous envie.
— Vous devriez vraiment revenir en été, c’est vraiment le pied. Tiens, on dirait qu’on vous appelle.
— Ah oui tiens. C’est le chauffeur du minibus. On va sûrement repartir pour Jérusalem. C’était un plaisir de discuter avec vous en tout cas.
— Plaisir partagé, l’ami. Au revoir !
Ma salama. Adieu ! »

Sur ces bonnes paroles, je me séparai, incrédule et quelque peu soulagé, du libidineux micheton jérichotin, qui semblait n’avoir décidément qu’une seule chose en tête. Quel sacré numéro tout de même. Nous achevâmes notre visite de Jéricho avec le sycomore de Zachée et le Mont de la Tentation, avant de reprendre la route de Jérusalem. Et quelque part, sur le chemin du retour, le nom de la personne à laquelle  le gardien du parc archéologique ressemblait tant me revint enfin : cette «connaissance» n’était autre que Clancy Wiggum, le chef de la police de Springfield, dans Les Simpson... Un autre cochon, à sa façon.

Un orage sur la Mer Morte, près de Jéricho, quelques heures avant ma rencontre avec le gardien des ruines.

21 commentaires:

  1. Bonjour JM,

    Merci pour tes billets et les belles photos. Amazing.

    "The oldest city in the world."

    Wow.

    Victoria

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    1. Bonjour Victoria, et merci d'être revenue par ici. Oui, la "plus vieille ville au monde", mais il n'en reste pas grand chose!

      Byblos, Alep et Damas, les autres concurrentes habituelles pour le titre, sont bien plus belles et intéressantes. Enfin, dans le cas de Damas et d'Alep, je crois qu'on peut dire "étaient plus belles"...

      :-(

      Cela dit, le Moyen-Orient est vraiment une région fascinante, tant pour les villes que pour les gens :-)

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  2. Et bien, quelle histoire ! Ca m'a bien fait rire ! :-)

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    1. Quoi ? Comment ? T'es pas complètement outrée par ce gros porc libidineux ?!?

      ;-)

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    1. Tout le mérite revient à ce Palestinien un peu cochon...

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  4. C'est pas beau de mentir... (C'est tout ce que je trouve à dire.)

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    1. Même pour éviter de mettre les gens mal à l'aise ?

      Cela restait ma principale préoccupation...

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  5. Je craignais que tu finisses par nous dire qu'il ressemblait à un ex homme politique Français.

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    1. C'eût été une attaque bien trop facile, et limite calomnieuse... envers notre bon cochon palestinien :-)

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  6. Eh bien voilà au moins un gros porc qui n'ira JAMAIS faire du tourisme en Allemagne ! Bien joué Jean-Mi ! :-)

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    1. Je crois qu'il est déjà venu en Allemagne (à Munich au moins) mais il ne semblait pas connaître les prix pratiqués dans son secteur de prédilection par ici. Ça veut dire qu'il était accompagné, et pas tout seul, sinon on peut être sûr qu'il aurait mené sa propre "enquête" avec entrain, le bougre de salopiot!

      Mais sinon, qui c'est ce "Jean-Mi" dont tout le monde parle ici??? Moi pas comprendre ;-)

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  7. Je suis super jalouse de ton voyage, c'est tout ce que j'ai à dire, à part aussi que c'est à moi de choisir le thème de la photo du mois de mars alors j'espère que tu me feras l'honneur de participer cette fois-ci :D (j'hésite entre "ballet de tortues géantes," "mortecouille," et "glaçage au citron" ;))

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    1. Oui, j'ai vu, et j'y réfléchis... J'ai le temps encore, remarque :-)

      Bon courage pour le choix du thème !

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  8. J'ai découvert votre blog grace a Little Cat et ses papattes de chat ! Quel plaisir de voyager avec vous par blog interposé !

    Votre blog, c'est comme trouver une glace bien fraiche dans le desert ! ça fait plaisir !

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    1. Bonjour et merci pour votre visite! C'est toujours un plaisir d'avoir un nouveau visiteur. J'espère continuer à vous faire ainsi voyager.

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  9. Bonjour ! (je répond à la question, ici en bas) :)

    La Palestine, le Moyen-Orient et cette région-là tout ça, je ne connait pas du tout. Ma petite visite express par ici me rend cette découverte très intéressante (même si le porc en rut me donne envie de vomir, ma foi, je ne le connait pas et j'en suis heureuse).

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    1. Ah oui, cette question-là... j'ai tout de même eu un moment de perplexité :-)

      Il va encore y avoir 2-3 billets sur Israël et la Palestine... Merci pour ta visite!

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  10. Haha, j'en ris encore. Un moment épique comme celui-là, ça vaut mieux que la visite de n'importe quel site antique ! (et c'est gratuit ;)

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    1. C'est vrai que se crader les chaussures à visiter des éboulis douteux, on peut faire ça n'importe où et n'importe quand, alors que discuter de manière si approfondie du plus vieux métier du monde avec un inconditionnel de la chose au fin fond d'un pays qu'on découvre, c'est moins évident.

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Un petit bonjour ?

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