jeudi 6 janvier 2011

Bataille sur les rives de la Spree

Je vais encore faire un emprunt à la rhétorique néoconservatrice Bushienne (ou, pour les poètes parmi vous, au générique de Dragon Ball Z chanté par Ariane), mais la ville de Berlin est l'un des champs de bataille cruciaux dans la lutte millénaire du Bien contre les forces du Mal. Les habitants de la métropole prussienne, de souche comme d'adoption, le savent bien et le vivent au quotidien, et pas qu'en simples spectateurs : le Mal absolu, c'est la gentrification (ou en français, l'embourgeoisement) rampante des quartiers ouvriers ou populaires ou de mixité sociale, l'éviction progressive des petites gens aux revenus modestes de secteurs entiers de la ville, en raison d'une combinaison de facteurs économiques et sociaux complexes, à la racine desquels se trouve presque toujours l'argent, le pognon, das Gelddie Kohle, et donc bien sûr les méchants Kapitalistes gras et lippus qui occupent leur temps libre, affalés sur des monticules de pièces d'or, à fumer des cigares et à caresser avidement leur hideux chat persan blanc sur les genoux.

Street-Art anti gentrification à la Theaterkapelle, à Friedrichshain

Le Bien, vous l'aurez compris, c'est tout ce qui s'y oppose, activement ou passivement. Des boîtes underground aux petits bars cosy au mobilier usé et dépareillé, des squats politico-artistiques aux döner kebab où tous les agents du Bien se retrouvent régulièrement, des Berlinois ordinaires qui ne conçoivent comment les Parisiens, d'habitude si prompts à la manif et à l'émeute, peuvent accepter sans sourciller de payer 10€ pour une bière ou 1000€ pour louer un placard à balais en guise de logement, où le sol vibre à chaque métro qui passe, aux "créatifs" tendance et fauchés pour qui "travailler" consiste principalement à traîner leur savates au café toute la journée. En bref, le Bien, c'est l'essence même de Berlin, ce côté "arm aber sexy", qui préfère puer des aisselles dans le métro à 7h30 du matin plutôt que de puer le fric. D'ailleurs, si on permute astucieusement les lettres de l'expression "Le Bien", on obtient "Beelin", ce qui ne saurait être une simple coïncidence.

"N'ayez crainte, c'est seulement la gentrification",
nous dit-on d'un ton rassurant sur la Boxhagener Straße

Paris, Londres, New-York, Munich et tant autres ont perdu la guerre et sont passées à l'ennemi depuis des lustres. Alors, à Berlin, dernier bastion du Bien, il n'y a pas de neutralité possible, pas de demi-mesure, pas de compromis. Vous êtes pour ou contre, gentil ou méchant, pauvre (ou à la rigueur pauvre-friendly) ou le dernier des salauds, un de ces vendus qui ne raisonnent qu'en termes de coûts-bénéfices et qui ne verraient pas d'un mauvais œil la transformation de Berlin en une capitale proprette et stérile, un énième paradis chic pour jeunes (et moins jeunes) cadres dynamiques arrivés tout droit de Bavière, du Bade-Wurtemberg ou de Minneapolis, avec leurs épouses parfaites et leurs enfants blonds et surdoués.


La bataille des rives de la Spree : l'idée c'est d'empêcher le bétonnage
des quais, la destruction des bars et boîtes branchés au fil de l'eau
et la poursuite du projet "MediaSpree", bête noire de tout Berlinois
qui se veut "cool"

Tout comme la bataille de Berlin d'avril 1945, la lutte du Bien contre le Mal se jour quartier par quartier, rue par rue, immeuble par immeuble. Chaque camp remporte des victoires, même si celles du Mal semblent être bien plus nombreuses, plus durables, plus décisives. Derniers coups durs en date pour les forces du Bien : la fermeture annoncée pour mars 2011 de la galerie C/O sur Oranienburger Straße, celle de l'expo Peter Lindbergh, et, à l'époque où je n'écrivais pas de blog mais avait une vie tout de même, celles de Richard Avedon, Annie Leibovitz et beaucoup d'autres, qui laissera la place, dans les locaux du vieux Postfuhramt, à un hôtel de luxe. Ou encore l'évacuation traumatisante du squat "Brunnen 183" à Mitte à l'automne 2009. Sans parler des petites victoires des suppôts des ténèbres, moins spectaculaires mais toujours aussi démoralisantes, comme par exemple la hausse des loyers et la précarité permanente de la situation de beaucoup de lieux de vie et de culture, au nombre desquels le Kunsthaus Tacheles ou le café SO36 à Kreuzberg, voire la fermeture de l'ancienne vidéothèque préférée de votre chroniqueur, la regrettée FilmKunst délicieusement désuète où l'on pouvait aussi prendre son café, qui a dû quitter ses locaux de la Revaler Straße à Friedrichshain l'été dernier à cause de la hausse vertigineuse du bail locatif.

Deux penseurs dans le vent : Carlos Marx et Fred Engels
Les  forces du Mal ont subi quelques revers, tels le sauvetage in extremis de la boîte électro Icon à Prenzlauer Berg, qui était sous le coup d'un arrêté municipal de fermeture pour cause de nuisances sonores. Mais cela reste encore trop maigre comme succès. Les forces du Bien organisent donc la riposte de manière plus systématique, comme elles le peuvent. Que faire contre l'augmentation incontrôlée des loyers, dans une ville peuplée essentiellement de locataires ? Hedonist International, groupe d'action qui s'est inspiré de Jeudi Noir à Paris, a un élément de réponse auquel personne n'avait pensé jusqu'ici : saboter les visites d'appartements en s'y présentant en grand groupe, et protester, nus. La technique n'a pas encore démontré son efficacité mais au moins la presse s'est enfin penchée sur ce problème trop longtemps ignoré. Ah, on me dit qu'elle l'avait déjà fait. Euh... eh bien l'avenir nous dira si cette méthode donnera un quelconque résultat.

D'autres bataillons des forces du Bien envisagent d'adopter en 2011 une stratégie beaucoup plus radicale que jamais : recourir à la violence et s'en prendre aux complices du Mal que sont les millions de touristes qui visitent Berlin ! L'idée est "d'attaquer les hôtels, les bus et les visiteurs, d'incendier des voitures", pour que l'industrie touristique périclite et cesse de contribuer à cet afflux massif de richesses vers la capitale fédérale, qui reste néanmoins exsangue et surendettée. En voilà une idée lumineuse : ruiner l'économie de la ville pour mettre fin à son insoutenable embourgeoisement. Il est vrai que le taux de chômage de 12,8% peut paraître élevé aux outsiders, mais c'est en fait une très nette amélioration pour Berlin par rapport à ces dix dernières années. Il est donc grand temps de casser cette dynamique et faire en sorte que tous ces fichus ex-chômeurs retrouvent au plus vite le chemin des allocs. Car dans "pauvre mais sexy", il y a "pauvre", nom d'une pipe !

Messieurs les anarchistes, je suis de tout cœur avec vous mais pourriez-vous éviter de lancer des pierres sur mes amis quand ils viendront me voir à Berlin cette année ? Ce serait vachement sympa de votre part... Vous dites ? "La cause" ? "Pas d'exception" ? OK, si vous le dites, alors tant pis pour mes amis...

Leftist riots are common in Berlin on May Day. Photo: DPA

Leftists called upon to attack tourism

3 commentaires:

  1. Il est bon de voir que la résistance à l'oppression gagne les rives de la Spree!
    j'espère que vos amis viendront avt mars, pour profiter des dernières instituions du bon berlin!
    Profitez du bien qui reste et partagez-le comme vous savez si bien le faire!

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  2. Oui chère Laure, je n'y manquerai pas ! Pour mes amis, ça ne tient qu'a eux mais en général l'hiver berlinois a moins d'attrait alors je doute qu'ils viennent si tôt.
    Et vous, profitez bien du soleil de notre Martinique :-)

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  3. Pour l'instant je ne profite que du soleil ! et heureusement qu'il est là
    c'est si bon!
    des bises exquisement ensoleillées donc!

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Un petit bonjour ?

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