Cela semble déjà à peine croyable et à moitié irréel, mais il y a six jours à peine, c’était encore l’été indien à Berlin : l’on s’abîmait gaiement les ligaments des doigts et se meurtrissait gaillardement les poignets au beach-volley, l’on déambulait nonchalamment en sandales de Strandbar en Flohmarkt, une glace de chez les Eispiraten à la main (celle où l’on n’avait pas trop bobo après le sport), l’on s’offrait insolemment une dernière baignade au Müggelsee, quelque peu intimidé au milieu d’une majorité de baigneurs ainsi vêtus qu’au jour de leur naissance, ou encore l’on s’affalait paresseusement sur les terrasses ensoleillées, Wayfarer bien calés sur le nez pour observer discrètement les passantes qui sûrement ne porteraient plus jamais de jupe cette année.
Comme c’est déjà loin, tout ceci ! Il y a bien sûr la météo, qui a changé plus que radicalement en seulement quelques jours. Comme si cela ne suffisait pas, ces maudits journaux se sont mis à en faire des tonnes, remplissant à tire-larigot leurs colonnes de nouvelles alarmistes où il est question de chutes de neige record et de froid sibérien sur les modestes collines du nord de l’Allemagne ou sur quelque sommet reculé ailleurs en Teutonie, illustrant leurs articles de moult photos qui donnent envie d’aller se barricader dans le hammam le plus proche pour les six prochains mois. Mais ce n’est pas ça le pire. «Le pire, c’est la guerre Monsieur», avait déclaré, implacable, un médecin devenu ministre des Affaires Étrangères qui laissa un souvenir impérissable à ce poste. Non Bernard, tu n’y es pas. Le pire, ce n’est pas la guerre contre l’Iran. Le pire, vraiment, c’est ÇA :
Une station de métro de la ligne U1, le 10 octobre |
Et ÇA :
Ikea Berlin Tempelhof, le jeudi 7 octobre, soit 2 jours exactement après la fin de l'été indien |
Ou encore, ÇA :
Un supermarché bio à Friedrichshain, le 10 octobre |
Passe encore que les salles de spectacle comme le Friedrichstadt Palast couvrent les panneaux d’affichage de leur réclame festive et de leurs thèmes enneigés : il faut bien qu’elles s’y prennent un minimum à l’avance pour convaincre le chaland qui portait encore un short la semaine dernière qu’il devrait enfiler ses moufles et réserver illico sa place pour le grand show de Noël. Mais vraiment, avec ces commerçants qui remplissent déjà leurs rayons de calendriers de l’Avent et d’autres gâteaux de fête, la coupe est pleine ! Une chanson anglaise de Noël (assez mauvaise, mais populaire outre-Manche) dit “I wish it could be Christmas every day”. Bon la chanson n’est peut-être pas si mauvaise que ça, mais elle est complètement inécoutable un 11 octobre, même avec la meilleure volonté au monde, quand il pleut des cordes au-dehors. Car en fait, ce n’est pas pour de vrai, Messieurs les Commerçants allemands : Noël, c’est vraiment chouette quand, euh... quand c’est vraiment Noël. On chante «Si c’était Noël chaque jour», mais c’est pour de faux : lancer Noël dès la première semaine d’octobre, pour les trois mois à venir, c’est proprement infernal en fait ! Oui, c’est bien cela : oubliez les marmites où bouillent les damnés jusqu’à la fin des temps, oubliez les fournaises où rôtissent les pécheurs pour l’éternité, perpétuellement embrochés par des diablotins sadiques éclatant d’un rire de hyène à chaque coup de trident. Oubliez Sartre. L’enfer, le vrai, c’est 365 jours de merchandising «Noël» par an (ou peut-être «seulement» 6 mois de sapins et de Lebkuchen par an ; je crois que cela suffirait largement à produire des effets comparables).
Et comble de l’ignominie : il «manque» déjà sur le présentoir trois boîtes de «thé de l’Avent». Des... des... des gens... des consommateurs aisément influençables, de pauvres âmes en perdition, je n’ose l’imaginer... en auraient donc déjà acheté ? À Friedrichshain ? Dans ce quartier où le virus de l’anti-consumérisme et de l’anti-pub s’attrape rien qu’en humant l’air de la rue ? Je n’en reviens pas. Passé le premier moment de choc, je décide de passer à l’action. Un plan machiavélique naît dans mon cerveau fécond. Une lueur rouge vacille dans mon regard. Un rictus diabolique courbe mes lèvres ; de satisfaction je me frotte les mains, osseuses et griffues. Je parcours les rayons du regard, cherchant ma victime. Ça y est, je l’ai trouvée : elle est derrière le rayon des fromages, Antje, la jeune vendeuse grassouillette, et ne se doute pas du piège qui va se refermer sur elle dans un instant. J’approche d’un pas sûr et lent, formant ma réplique dans ma tête, préparant mes déclinaisons et me concentrant sur la position du verbe, bien à la fin de la phrase. Une seule erreur de grammaire, et tout peut échouer !
«Hallo!
– Guten Abend.»
Elle me reconnaît et me sourit. C’est que ça fait bien trois ans que je fais mes courses au même endroit. Mais mon rythme cardiaque s’accélère. Car ça y est, j’ai passé le point de non retour. Je suis venu à elle et l’ai saluée, et elle m’a même fait un sourire. Il n’y a donc plus que deux issues possibles : mener le plan à exécution, ou alorsempoigner un couteau à fromage et la prendre en otage pour me tirer de cet embarras avec panache faire semblant de vouloir acheter la livre de parmesan qu’elle tient de ses doigts potelés, et qui doit bien aller chercher dans les 40€. Je n’ai aucune envie d’acheter pour 40€ de parmesan ce soir. Je prends donc mon courage à deux mains. Allez, ce n’en sera que plus vite fini.
Et comble de l’ignominie : il «manque» déjà sur le présentoir trois boîtes de «thé de l’Avent». Des... des... des gens... des consommateurs aisément influençables, de pauvres âmes en perdition, je n’ose l’imaginer... en auraient donc déjà acheté ? À Friedrichshain ? Dans ce quartier où le virus de l’anti-consumérisme et de l’anti-pub s’attrape rien qu’en humant l’air de la rue ? Je n’en reviens pas. Passé le premier moment de choc, je décide de passer à l’action. Un plan machiavélique naît dans mon cerveau fécond. Une lueur rouge vacille dans mon regard. Un rictus diabolique courbe mes lèvres ; de satisfaction je me frotte les mains, osseuses et griffues. Je parcours les rayons du regard, cherchant ma victime. Ça y est, je l’ai trouvée : elle est derrière le rayon des fromages, Antje, la jeune vendeuse grassouillette, et ne se doute pas du piège qui va se refermer sur elle dans un instant. J’approche d’un pas sûr et lent, formant ma réplique dans ma tête, préparant mes déclinaisons et me concentrant sur la position du verbe, bien à la fin de la phrase. Une seule erreur de grammaire, et tout peut échouer !
«Hallo!
– Guten Abend.»
Elle me reconnaît et me sourit. C’est que ça fait bien trois ans que je fais mes courses au même endroit. Mais mon rythme cardiaque s’accélère. Car ça y est, j’ai passé le point de non retour. Je suis venu à elle et l’ai saluée, et elle m’a même fait un sourire. Il n’y a donc plus que deux issues possibles : mener le plan à exécution, ou alors
«Ich suche Ostereier. Ich möchte welche kaufen.
– Ääääh...»
– Ääääh...»
(Je cherche des œufs de Pâques. Je voudrais en acheter
– Euuuuuh...)
Son visage change immédiatement d’expression. Derrière ses lunettes, ses petits yeux bleus trahissent la plus grande perplexité. Mais, après une seconde d’hésitation...
«Ach, wir haben leider keine Eier mehr. Sorry» (Nous n’avons plus d’œufs, désolée).
Sa réponse est clairement trop normale. La blague est déjà presque fichue. J’ai fait attention à bien soigner ma grammaire, mais mon accent est en train de tout gâcher : elle croit m’avoir mal compris parce que je n’ai pas prononcé assez bien Ostereier («austère-ailleurs»), et se raccroche aux branches comme elle le peut, refusant de croire que ce type à l’apparence normale cherche vraiment des œufs de Pâques (ou peut-être des «yeux de Pâpes», si mon accent est vraiment si mauvais que cela). C’est trop invraisemblable.
En effet, il n'y avait plus d'oeufs |
«Nee, nee, ich suche OSTER-Eier. In Schokolade [*]. Ich kann keine finden.
– Ach.... Äääh?»
(Nan mais je cherche des œufs de PÂQUES. En chocolat. Je n’arrive pas à en trouver.
– Aah... coâââ ?)
Elle comprend qu’elle n’avait donc pas eu d’hallucination auditive. Visiblement, elle est rassurée, mais toujours aussi perplexe. Cas si elle n’est pas dure d’oreille, la scène n’en est pas moins surréaliste.
«J’ai déjà tout ce qu’il me faut pour Noël, voyez-vous, alors du coup je voudrais prendre un peu d’avance et commencer à préparer ma fête de Pâques. Malheureusement, il n’y a pas un seul œuf en chocolat à la ronde.
– C’est parce qu’on ne vend pas encore d’articles pour Pâques. Mais revenez peut-être en janvier !»
Hélas, je n’ai pas réussi à garder mon sérieux pendant cette petite conversation. À mon sourire de plus en plus large, elle a compris que c’était une blague, quoique pas très drôle. Et je n’ai même pas pu conclure ce gag pitoyable en lui montrant où se trouvait la caméra, mais, magnanime, elle a quand même joué le jeu... Ah, mais n’est pas Marcel Béliveut qui veau.
«OK, merci alors. Au revoir.
– Tschüß!»
Tiens, c’est vachement bien joué ça. Pour couronner le tout, je suis maintenant fiché à vie dans le supermarché juste à côté de chez moi : je suis le noir, français (il n’y en a pas 36 dans le quartier), qui parle comme une vache espagnole et cherchait des œufs de Pâques début octobre – ou peut-être des yeux de Pape ? Ou comment réduire à néant sa propre crédibilité en moins de 2 minutes chez son commerçant habituel...
[*] Et en plus je dis des horreurs comme «in Schokolade»...
Ah, mais avant cette semaine le soleil t'aveuglait et ne t'a pas permis de voir que les friandises de Noël sont en rayon depuis début septembre! Sérieusement, hein!
RépondreSupprimerJe vois que tu fais tes courses dans le même magasin que moi, c'est quand-même étrange qu'on ne se soit pas rencontré.
Sauf si... est-ce qu'hier soir vers 19h tu étais dans la rue, en train de téléphoner, une écharpe bien chaude autour du cou?
Depuis début septembre ??? Mais quel est ce monde de fous dans lequel on vit ?! J'ai une excuse béton pour mon manque d'observation cependant : en septembre, entre mes vacances au Mexique, des mariages et des obligations professionnelles, j'ai passé en tout et pour tout 4-5 jours à Berlin sur tout le mois (mon blog s'en est quelque peu ressenti aussi, je crois)...
RépondreSupprimerLa description et l'horaire collent avec la réalité ! J'avais trop chaud avec cette écharpe, d'ailleurs aujourd'hui je n'en porte pas, et c'est tant mieux :-)
L'étau se resserre je vois. Mais je n'ai pas remarqué de femme enceinte sur mon chemin :-)
Il faudra vraiment qu'on se rencontre alors ! Bonne journée JvH, et à très bientôt.
Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaannnnh! Mon commentaire a été honteusement censuré! Pourtant il était de première importance : j'indiquais un magnifique lapsus révélateur sur l'image Ikea : 7 décembre au lieu de 7 octobre!
RépondreSupprimerCensuré ? Mais par qui ?? Certainement pas par moi :-)
RépondreSupprimerC'est une remarque de toute première importance. Merci Zénobie ! Je corrige ça tout de suite.
(En plus y'a pas de doute, toi tu lis à fond) :-)
le "je maintenant suis fiché"
RépondreSupprimerc'est plutôt moyen
Cela va sans dire ! Merci bien. Je devrais faire plus de fautes dans mes billets afin d'augmenter le nombre de commentaires :-)
RépondreSupprimerlol
RépondreSupprimersignaler 2-3 étourderies c'est pas commenter, c'est juste aider à parfaire un récit assez plaisant.
idem pour les yeux petit yeux bleus
je suppose que tu voulais mettre en exergue son regard dans la description mais peut-être qu'avec une virgule ce serait mieux.
Merci encore pour la correction... j'ai cherché où je parle d'yeux bleus, et retrouvé bien sûr l'unique passage en question, mais n'ai pas identifié de virgule manquante... je crois juste que j'ai écrit "yeux" une fois de trop... Ah là là... mieux vaut corriger ça et éviter d'écrire quand je suis trop fatigué
RépondreSupprimerIl n'y a pas qu'à Berlin où les "Weihnachtsvorbereitungen" battent leur plein largement avant l'heure! Je viens de rentrer des courses (dans un bon vieux Carrefour, à la périphérie d'une ville, où on gare sa voiture sur un parking gigantesque etc etc), et qu'est-ce que j'ai découvert à l'entrée de ce temple de la consommation? Un calendrier d'avent pour chats....je ne sais plus quelle marque, tellement j'ai été consternée et affligée!
RépondreSupprimerBon week-end, ensoleillé si possible, comme chez nous!
En voilà une belle histoire Sonja ! Je trouve ça très bien que les chats célèbrent l'Avent avec leurs maîtres et viennent ensuite à la messe de minuit pour la naissance du petit Jésus ! Il n'y en a pas que pour les ânes, les boeufs et les moutons hein :-)
RépondreSupprimerMerci et bon weekend à toi aussi. On aura du soleil mais des nuits à 0°C... c'est Berlin quoi.
:-)
Ha ha ha, l'étau ne se resserre pas, il s'est refermé: moi je sais qui tu es, et toi tu ne sais pas qui je suis! Et si tu te mets à scruter toutes les femmes enceintes du quartier, tu n'as pas fini de mater!
RépondreSupprimerBon, mais si t'insistes, on peut se retrouver pour un burger, il faut que j'entretienne ma prise de poids.
Je me sens complètement à nu ! Argh ! Tu n'es pas une "Stalker" j'espère ???
RépondreSupprimer:-)
Dans ce cas j'insiste, il faut mettre fin à cette inégalité ! Je t'écris sur ton blog :-)