lundi 31 janvier 2011

L'expo qui fait Führer

Pas mauvais du tout, les titres de mes billets ces jours-ci. Après le jeu de mots niveau 5ème ce weekend, je donne dans le calembour niveau brevet des collèges option allemand LV2.

"La jeunesse sert le Führer
Dès dix ans, tous aux Jeunesses hitlériennes !"
Mais qu'importe. Depuis la mi-octobre, la plus grande exposition consacrée à Hitler depuis la fin du régime déchu passionne les foules au musée de l'Histoire allemande de Berlin. Et selon la presse, c'est la toute première qui montre avec une telle exhaustivité l'interaction étroite entre le peuple allemand et les nazis. D'où le titre donné à cette exposition, où chaque mot a son importance : "Hitler et les Allemands. La Communauté du peuple et le crime". Le thème est toujours extrêmement délicat et l'exposition a soulevé bien des débats, même 65 ans après la fin du IIIème Reich, dans une Allemagne qui n'a jamais renoncé à son devoir de mémoire là où d'autres pays se complaisent dans une douce amnésie.

Il faut dire que les écueils étaient nombreux pour les organisateurs de l'exposition : il fallait montrer le Führer mais s'abstenir de le "glorifier" même de manière fortuite, donc éviter les portraits et effigies de dimensions trop monumentales, les uniformes personnels de Hitler ou encore les enregistrements de sa voix. La principale raison de ce choix était d'empêcher que le deutsches historisches Museum se transforme en lieu de pèlerinage des groupies du chancelier à la moustache carrée, ce qui aurait été du plus mauvais effet, même s'il est permis d'imaginer que cela aurait rendu l'exposition un peu plus saisissante, un peu plus live, si l'on peut dire. L'exaltation fasciste et "raciale" sur les murs, un public de crânes rasés et d'aryens patibulaires déambulant dans la salle, les lourdes semelles de leurs Rangers résonnant dans les allées : les visiteurs ordinaires auraient vraiment eu le grand frisson. Ce sera peut-être pour la prochaine expo ?

Faisant fi du sensationnalisme et du frisson à peu de frais (qui de toute façon aurait été à la limite de la légalité), les conservateurs ont opté, plus sobrement, pour un travail didactique favorisant la réflexion. Par le biais de centaines d'objets de la vie quotidienne, d'objets de propagande et de panneaux explicatifs détaillés, ils ont tenu à démonter le mythe confortable selon lequel les nazis étaient une mouvance à part qui s'est emparé du pouvoir aux dépens d'un peuple allemand désorienté qui ne pouvait qu'acquiescer à l'horreur sous la contrainte. Au contraire, l'accent est mis sur l'adhésion massive et le fort soutien populaire à l'idéologie nationaliste et raciste, sans lesquels tout aurait été probablement différent, même si on ne peut que le conjecturer. Certes, même si toute forme d'opposition était durement réprimée, personne n'était obligé de décorer son sapin de Noël à grand renfort de croix gammées, mais il s'est trouvé des gens pour s'en donner à cœur joie, ou pour broder des tapisseries nazies destinées à leurs églises où l'on chante à tue-tête l'amour du prochain.

Cahier numérisé d'un écolier

Le Reichspräsident Hindenburg nomme Adolf Hitler
chancelier, le 30 janvier 1933
Par une heureuse coïncidence, l'exposition "Hitler und die Deutschen" a débuté au moment où le "débat" sur l'immigration et l'intégration en Allemagne faisait rage, et à une époque où la poussée des partis populistes semble irrésistible dans une bonne partie de l'Europe et au-delà. Mais ce n'est bien qu'une coïncidence : cette exposition est le résultat de plus de deux ans de préparation, et de plus, d'autres expositions sur ce thème avaient déjà été prévues par le musée de l'Histoire allemande ces dernières années, mais les projets n'avaient jamais abouti. Hasard ou pas, cette exposition ne pouvait pas mieux tomber pour rappeler à tous les résultats de l'ignorance et de la haine. Personnellement, j'ai aussi réfléchi au caractère tout à fait unique de ce régime odieux. Galvauder les termes "nazi", "fasciste", "génocide", etc., comme on le fait trop souvent, cela réduit la portée des crimes de ce régime et cela réduit les possibilités de débat intelligent. Ceci dit, mieux vaut garder nos dirigeants à l'œil (sans parler de certains partis qui ont le vent en poupe) et ne pas attendre de voir fleurir des affiches où l'on exige de la jeunesse qu'elle se mette "au service" de qui que ce soit, au lieu du contraire, avant de réagir contre certaines "dérives" préoccupantes dans nos bonnes démocraties bien pépères !

Ici, un bestseller dans tout plein de langues. "Mi Lucha" en espagnol, ça sonne curieusement inoffensif, un peu comme un appel à la révolution des bisous. Le livre a été aussi publié en braille pour que les non-voyants aryens bénéficient d'un endoctrinement de première classe. Malheureusement, il était interdit de photographier pendant l'exposition et de nombreux gardiens veillaient au respect de l'interdiction. J'ai transgressé l'interdit de mon mieux !
D'accord, les aveugles n'étaient donc pas oubliés par le régime puisqu'ils avaient la possibilité de lire Mein Kampf en braille. Ceci dit, il convient de ne pas perdre de vue le fait que l'idéologie nazie méprise les faibles et vise à les "éliminer", physiquement ou métaphoriquement. En écrivant les lignes ci-dessous, je me suis aperçu que le mot "Erbkranker" se traduit par "personne atteinte d'une maladie héréditaire". Si un jour un nazisme Made in France devait s'épanouir à l'ombre des puys d'Auvergne (vous savez, tous ces "Auvergnats" chafouins), il se heurterait peut-être aux limitations de notre langue et devrait innover pour rendre sa propagande plus percutante...

"Un patient souffrant de maladie héréditaire coûte 5,50 marks par jour à l'État
Une famille saine peut vivre avec 5,50 marks par jour !"


Trophée d'un concours à la gloire du travailleur
et du peuple allemands
Bannière montrée lors des parades

Arrestations au ghetto de Varsovie et aller simple pour Treblinka
Curieusement, malgré l'énorme succès de l'exposition, qui fait que le musée soit toujours plein chaque jour jusqu'à l'heure de fermeture, les visiteurs se font jeter du bâtiment comme des malpropres à 18 heures pile par un personnel qui n'hésite pas à se montrer impoli afin de ne pas perdre une seule minute de Feierabend. Lors de ma première visite de l'expo, j'ai presque été poussé dehors avec mon collègue José qui ne pouvait pas marcher vite à cause de sa cheville foulée (vous avez dit "mépris du plus faible" ?). À 18h07, nous nous sommes retrouvés sur le trottoir venteux, et les lourdes portes en chêne se refermaient bruyamment derrière nous, nous laissant quelque peu perplexes et même pas complètement rhabillés. En enfilant en vitesse nos manteaux, nous avons eu tout loisir de commenter le lien troublant entre le thème de l'exposition et l'attitude du personnel du musée.

Tout comme tout Führer qui se respecte, l'exposition "Hitler und die Deutschen, Volksgemeinschaft und Verbrechen" est tout simplement plébiscitée par le public. Le musée de l'Histoire allemande a battu tous ses records de fréquentation en 2010 (avec un peu plus 900.000 visiteurs en tout). Résultat : l'expo est prolongée de trois semaines, jusqu'au 27 février. On comprend l'hostilité du personnel, qui tente de préserver un peu de sa tranquillité face à ces hordes de visiteurs bruyants et encombrants. Accourez-y vous aussi sur Unter den Linden, de préférence à l'heure de la fermeture pour un traitement cinq étoiles de la part des gentils gardiens !

Aucun problème pour exposer cette statue géante du
camarade Lénine, dans le hall d'entrée du musée

samedi 29 janvier 2011

Total Bricole


Hier et aujourd'hui, au théâtre "HAU1", se déroule un festival atypique qui attire des cinéphiles d'un genre nouveau. Le premier du célèbre triptyque Hebbel am Ufer, issu de la fusion de trois illustres théâtres égarés au milieu de la friche urbaine désolée et sans âme du Hallesches Tor, ce secteur où le quartier ouest-berlinois de Kreuzberg butait autrefois contre Checkpoint Charlie et le no man's land miné qui divisait la ville, réussit la jolie prouesse d'attirer le chaland avec un festival du film dans lequel absolument aucune projection n'a lieu !

Il faut dire que janvier et février sont des mois très propices aux festivals de cinéma : des films américains indépendants du festival Unknown Pleasures (localement surnommé "le Sundance de Berlin", en toute modestie) aux britanniques de Britspotting, jusqu'à l'incontournable Berlinale, et sans parler des innombrables rétrospectives en tout genre, l'hiver est la saison par excellence où le cinéphile berlinois peut rattraper tout le retard qu'il accumule dans cette capitale où l'offre cinématographique fait pâle figure neuf mois sur douze. Par conséquent, pour tirer son épingle du jeu, le HAU1 n'a donc pas eu le choix : il a fallu innover et se différencier de la concurrence. On imagine le défi que cela a représenté pour les organisateurs, les nuits blanches et les séances de brainstorming d'anthologie pour trouver le concept :

"Hey, et si on faisait un festival porno, mais du genre intello, ludique et clean, pas crado ?
– C'est déjà fait à Berlin mon gars, tu débarques de quelle planète ?
What about un festival du film muet ?
– Tu veux qu'on aille chasser sur les terres du Babylon Mitte ? Ça va finir dans un bain de sang.
– Des courts métrages, c'est bien les courts métrages non ?
– Super originale cette idée, Detlev ! J'adore ! On est le Hebbel am Ufer oui ou m*rde ???
– Et pourquoi pas un truc un peu sulfureux, borderline, politiquement incorrect, qui créera un scandale et un max de buzz ?
– Tu penses à un Konzept en particulier ?
– Oui je me disais que des films des années 60 et 70, libération sexuelle et pédophilie, ce serait hammergeil !
– Ah ouaaaaais !
– Écoute, ton idée n'est pas mal du tout. On la note et on montera le projet quand on aura Frédéric Mitterrand comme ministre de la Culture, OK ? D'ici à 2012 il devrait se retrouver sans emploi donc on demandera à Angela de lui faire une place au Bundesministerium.
– Du coup on n'a toujours pas d'idée.
– Et un concept complètement in your face ? Qui ne s'est encore jamais vu nulle part ? Osons un truc de dingue, un festival de parodies de films d'Almodóvar avec des acteurs nains ! Mimie Mathy en Penélope Cruz, chantant "La Cucaracha" dans "Vol Vert" par exemple... Mmmmh...
– Detlev, encore une idée comme ça et c'est toi qu'on envoie bosser chez Mitterrand !
– OK, OK, les gars, du calme, je tiens the concept de la mort : un festival de films sans films."


Pianiste sur la scène du HAU1, vu du troisième balcon

Et c'est ainsi qu'est né, dans la douleur, Total Recall, Internationales Festival des nacherzählten Films. Oui ça a l'air assez transparent comme ça, même sans parler allemand. Cependant, toute la différence est dans le seul mot que les non germanophones d'entre vous ne comprennent pas forcément : "Total Recall, Festival International du Film Raconté". Je vous épargne le récit du brainstorming pour trouver le nom du festival.

Le Festival du film raconté, donc. Dans le mille. Cela se passe exactement comme c'est annoncé : des quidams viennent sur scène, et disposent d'un temps de dix minutes pour raconter, comme ils le désirent, le film de leur choix. Le film en question doit "exister" (sic) et doit être un film diffusé publiquement, pas le film du mariage de votre meilleur pote (re-sic), nous a expliqué le plus sérieusement du monde le présentateur sur scène. Les narrateurs n'ont pas le droit de s'aider d'objets ou d'accessoires, et le pupitre planté sur la scène avec ses deux micros inamovibles donne le ton : pas de jeu de scène, il s'agit de raconter un film, et surtout, surtout pas de le rejouer, nous prévient le jury. Gare aux plaisantins qui s'aventureraient hors des limites du règlement.

Qui dit festival dit compétition. Douze films en lice étaient prévus ; malheureusement, seuls sept hardis conteurs se sont portés candidats, pour nous raconter le film de leur choix. Au nombre des sept films au programme au début de la soirée, Fight Club, A Serious Man et Des Hommes et des Dieux. Les conteurs étaient tous amateurs, et je pourrais même dire que c'étaient des "conteuses" amatrices (contrices amateuses ?) vu l'écrasante majorité de femmes qui se sont emparées du micro pour faire le récit de leur film préféré. C'est pourtant un homme qui a remporté le plus grand succès avec son récit de 3 Dev Adam, un film turc de série B des années 1970. C'est précisément la seule prestation où je n'ai absolument rien compris, bien évidemment. Vous ai-je dit que ce festival "international" était exclusivement en allemand, malgré la promesse mensongère du site bilingue allemand-français ? Les deux femmes (dont une Turque, pour assurer le côté "international" sûrement) qui devaient raconter ensemble A Serious Man ont décidé de zapper et de nous faire découvrir un film français des années 1970 avec Romy Schneider, Le Trio Infernal. En voilà une bonne idée.

Le récit de Die Sünderin
Après les six premiers récits, un entracte a eu lieu, juste avant lequel les organisateurs ont appelé des volontaires à se désigner dans le public pour exécuter les cinq prestations manquantes, puisque nous n'avions toujours que sept films au programme sur les douze prévus. J'ai hésité à me lancer, mais ne me suis pas jeté à l'eau. Après l'entracte, la qualité de la narration était quelque peu inférieure avec des conteurs et contrices montés sur scène au pied levé. Mais ces improvisateurs ont compensé par la fraîcheur et l'humour leur manque de préparation et leurs trous de mémoire. Une Espagnole frivole nous a livré un récit aussi drôle qu'approximatif de Cold Mountain, dans un allemand que je serais content de parler aussi bien. Une petite blonde plutôt ronde, et qui en Martinique se ferait sûrement traiter de "vagabonde", s'est perdue en digressions enamourées, en rugissements lubriques et en évocations orgasmiques de la virilité des Springboks sud-africains et des All Blacks néo-zélandais (les Allemands et le rugby, ça fait deux en général), au point d'en oublier qu'elle avait choisi de nous parler d'un film où il était question de football américain, The Blind Side. Deux jeunes femmes hilares ont décidé qu'en plus de nous parler de Die Sünderin, film allemand cultissime des années 50, elles pourraient tout aussi bien y mélanger des références aux hits teutons des années 2008-2009, Keinohrhasen et sa suite, Zweiohrküken (qui heureusement pour vous, n'ont guère franchi les frontières des pays germanophones), avec Til Schweiger, que vous avez peut-être vu dans Inglourious Basterds. Le Festival virait déjà au gros n'importe quoi à ce moment, mais le paroxysme a été atteint lors de la dernière prestation, celle d'une starlette aspirante de téléfilms de la ZDF qui nous a surtout raconté, avec force minauderies, comment elle s'est amourachée d'un caméraman pendant un tournage, pour mieux se faire larguer trois mois plus tard, et je ne sais plus quels autres tragiques événements survenus pendant sa tragique vie... Le film ? Quel film ?

Bref, le Festival International du Film Raconté est quelque peu parti en vrille sur la fin, mais c'était une expérience intéressante. Et d'ailleurs cette forme d'improvisation à la fin était plutôt drôle. Si j'y pense à temps, je participerai aussi l'an prochain, qui sait ? En tout cas il est encore temps d'aller à la dernière soirée. Précipitez-vous ce soir à 18h, au théâtre HAU Eins, Stresemannstraße 29, métro Hallesches Tor.

jeudi 27 janvier 2011

Hibernation


Les Chroniques Berliniquaises ont quelque peu tourné au ralenti ces derniers jours. Même si ce relâchement est, je le concède, tout à fait inexcusable et suffit largement à excuser le torrent de protestations de lecteurs furibards réclamant hic et nunc, et pas toujours dans le langage le plus affable, le remboursement intégral de leur abonnement à ce blog éminemment gratuit ainsi que des sommes conséquentes en réparation du préjudice moral subi, il y avait tout de même une raison expliquant cette situation navrante : j'hiberne. 


Ach, ce n'est pas facile de tenir le rythme en cette période où chaque petite chose demande un surcroît considérable d'énergie. En l'occurrence, j'arrive tout de même à jongler entre le boulot et les diverses activités sociales et culturelles berlinoises, et même à faire un peu de sport. Mais quand j'ai fini, je rentre chez moi et m'écroule misérablement, m'endormant avant d'avoir aligné deux paragraphes sur mon blog en jachère, alors qu'il n'y a pas si longtemps j'enchaînais direct avec une séance d'écriture nocturne entre minuit et 3 heures du matin. En ces temps bénis, j'avais sacrément la patate. Je ne sais pas s'il en est de même pour vous, chers lecteurs qui comme moi grelottez.

Ceci dit, j'ai trouvé à m'occuper par une activité hivernale un peu plus décoiffante que des soirées en position fœtale sur mon divan, prostré sous un plaid Ikea : le ski en Germanie. Eh oui, on en vient presque à l'oublier, mais les moonboots n'ont pas été conçus uniquement pour arpenter d'un pas circonspect les rues berlinoises verglacées. Partant de ce constat, et résolu à ne pas subir passivement le froid et la glace, j'ai fait une escapade à la montagne avec ce qu'il convient d'appeler "les Erasmus professionnels berlinois" de mes fréquentations, c'est-à-dire ce groupe d'expats / immigrés (le débat n'est pas clos) aux horizons divers qui peuplent mon quotidien, et qui, bien qu'ils aient fini leurs études depuis quelques années, mènent un train de vie en tout point semblable à Romain Duris et ses acolytes de l'Auberge espagnole. Destination : Reit im Winkl, bourgade bavaroise de quelques centaines d'âmes à 1km de la frontière autrichienne, et à sept heures de route de Berlin, tout en bas, tout au sud.


Que dire de cette expérience ? Steven, notre collègue canadien qui a failli avoir des ennuis avec la police car il n'avait pas son permis de séjour, était aux anges : il allait enfin découvrir le ski "en Europe", voir si les Alpes étaient "différentes, plus pentues par exemple", et si la neige "plus neigeuse". Ma foi, j'ai oublié de faire le bilan avec lui. À mon humble avis, le ski sur le domaine transfrontalier germano-autrichien de Steinplatte, ça ressemble comme deux gouttes d'eau au ski en France, à part quelques petites spécificités telles que le bonheur des pistes presque vides, les télésièges chauffés, la langue majoritaire parlée sur place (l'allemand ? Que nenni. Là-bas on parle en yodels et en dialectes montagnards bavaro-tyroliens chantants pour les locaux, et on communique en langue des signes pour les envahisseurs), la musique ringarde qui accompagne nécessairement toute soirée "après-ski" (prononcée "aprèschi") digne de ce nom, ainsi que les spécialités culinaires, au nombre desquelles ne figure aucun plat à base de fromage, pour mon plus grand bonheur. Je ne compte plus mes vacances à la montagne gâchées par l'indigeste trinité raclette-tartiflette-fondue. Oui, je l'avoue : j'ai fui la France à cause de ses fromages, le saviez-vous ? Alors à Reit im Winkl, de la saucisse et de bons plats de gibier à la place de ces "festins" moisis, malodorants et dégoulinants, voilà qui n'est pas pour me déplaire !

Le reste, ce sont de petites choses finalement, comme par exemple des "détails de l'histoire", pour plagier le propos d'un illustre politicien français qui ne se sentirait pas trop dépaysé en cette paisible contrée. Attention, le premier qui tend le bras en avant a perdu ! À regret, nous n'avons pas pris le temps d'aller visiter le célèbre "nid d'aigle" de Berchtesgaden, tout proche, ayant préféré les pistes à l'histoire.

Pour les fadas d'archéologie et les amateurs de frissons, la station Steinplatte abrite également un mystérieux "Triassic Park" :

Malheureusement pour nous, les dinosaures au sang froid hibernent eux aussi, et ne sont de la partie qu'en été. Cela aurait pourtant pu être tout à fait inoubliable, une descente à skis avec des velociraptors à nos trousses ! Le soleil a été de la partie, la bonne neige aussi, bref, en fin de compte un weekend au ski tout ce qu'il y a de plus normal. L'inconvénient majeur est d'avoir dû passer plus de temps en voiture que sur les pistes. Trop nuls ces Prussiens, d'avoir construit leur capitale aussi loin des Alpes, je vous jure !


Mais maintenant que j'ai enfin récupéré de cette folle expédition, de mon retour chez moi lundi à 3 heures du matin et d'une semaine trop remplie, je vais pouvoir reprendre une activité normale aux Chroniques. Merci pour votre patience et à très bientôt !

Vue sur la vallée

Vue du chalet le matin


Vue du chalet le soir

vendredi 21 janvier 2011

Elle est bonne ma saucisse !


Il y a des moments où l'on se sent étranger comme au premier jour dans le pays où l'on a posé ses valises voilà déjà deux ans et demi. On a beau avoir triomphé de la barrière de la langue, vaincu les différences culturelles, terrassé les a prioris, et se sentir enfin chez soi en froid pays prussien comme les armées napoléoniennes en 1806, il arrive toujours ce moment salutaire où l'on prend conscience que non, il y a eux, les Allemands, et nous, les gens normaux.

Est-ce du second degré à l'allemande ou le pire foirage publicitaire depuis que ce jour où KFC, parti à la conquête des vastes marchés asiatiques, a involontairement traduit son Finger Lickin' Good par "Si bon que vous vous en boufferez les doigts", provoquant l'hilarité de bien des Chinois incrédules ?

"De la vraie saucisse pour les hommes, les vrais"
Qu'on se le dise !

Après tout ce temps en Allemagne, je suis assez certain que c'est du premier degré. Eh bien oui, malgré les Village People, malgré le décès tragique de deux des cow-boys de Marlboro, malgré Brokeback Mountain, malgré George W. Bush et son ranch texan, et puis surtout alors qu'un "vacher" qui passe sa vie à surveiller le bétail sur de mornes plaines s'étendant à perte de vue, franchement ça ne devrait vraiment faire rêver absolument personne, le macho, le vrai, porte un stetson vissé sur la tête, des santiags aux pieds (qu'on ne voit pas sur la photo mais elles sont là, c'est sûr), une moustache à la Tom Selleck, une boucle d'oreille et un t-shirt avec un aigle dessus. Et il se gave de saucisses de Halberstadt en conserve... Bonjour les associations d'idées.

Aucun doute, toute l'équipe marketing a été virée après un tel ratage, me demandai-je. Et pourtant, pourtant, j'étais bien le seul à trouver cette affiche drôle au Kaiser's de Warschauer Straße. Autour de moi, l'intrus ne laissait personne indifférent. Les hommes qui passaient bombaient le torse et toisaient ce rival malvenu, et les femmes, séduites, lui adressaient une puis deux œillades furtives en jaugeant sa marchandise. Et dès que leur Jules avaient le dos tourné, elles faisaient main basse sur la virile saucisse du cow-boy de Halberstadt pour la placer subrepticement dans le chariot de courses.

Sans compter que tout ceci ne fait qu'ajouter au sentiment de confusion qui prévaut chez nous, les étrangers installés à Berlin de fraîche date : au bout de quelques mois, nous avions fini par accepter que l'icône même de la virilité, c'était ces trentenaires éternellement adolescents, hirsutes, androgynes et dégingandés, aux goûts vestimentaires intrigants, qui hantent la moitié est de la ville, surtout après 15 heures, car ils émergent rarement plus tôt de leurs antres. Et voilà qu'on nous sert cette pâle copie ringarde de John Wayne. Voilà, c'est réussi, nous sommes complètement désorientés. J'attendrai un peu tout de même avant de jeter ma collection de Converse colorés et de pantalons "slim", au cas où le cow-boy de Halberstadt ne parvient pas à amorcer un retournement de tendance.

La dernière fois où j'ai ressenti un doute profond sur ma capacité à comprendre l'âme teutonne, c'était, étrange coïncidence, en apercevant une affiche où il était encore question de saucisse. Il faut dire que le message était mis en relief de manière assez inhabituelle, surtout aux yeux d'un éventuel public francophone. Mais admettons que nous autres les francophones n'étions pas le cœur de cible, et accordons magnanimement aux publicitaires le bénéfice du doute.

Saucisse et "Pute" (dinde) à la gare de Berlin-Südkreuz


Au fait, en dépit de cette campagne de communication rondement menée, la petite ville de Halberstadt, bourgade assoupie située dans une région rurale au centre de l'Allemagne, n'est pas vraiment connue pour ses saucisses priapiques et encore moins pour ses cow-boys moustachus, mais pour sa cathédrale où se déroule un concert d'orgue, le plus long au monde. Commencé en septembre 2001, le concert se poursuit encore à ce jour et doit durer jusqu'en l'an 2640. Pour ceux d'entre vous qui seraient intéressés, 2011 est une année particulièrement faste dans le déroulement du concert, puisque pas moins de deux notes de la partition seront jouées cette année, le 5 février puis en août ! Attention, toutes les années ne sont pas aussi palpitantes : aucune note ne sera jouée entre 2014 et 2020. Et voilà enfin un concert où le public mélomane ne court pas le risque de se faire piétiner par une foule de jeunes déchaînés et sous l'emprise de psychotropes. À bon entendeur...

mardi 18 janvier 2011

Et vous, que faisiez-vous en 2010 ?

Chers gens,

Oui, nous sommes le 18 janvier, et le temps des rétrospectives 2010, il paraît que c'est terminé. Mais ça, qui l'a décidé en fait ? Nous sommes en démocratie, et si cela me chante, je pourrais très bien vous régurgiter une rétrospective 2004 là, tout de suite. Alors peu me chaut que cela vienne comme une bouteille de Beaujolais nouveau en plein mois d'avril : il y a un bon paquet d'expériences pas encore si lointaines que j'ai envie de partager. Et puis l'année 2010, c'était aussi ma toute dernière année avant le funeste cap des 30 ans qui se rapproche inéluctablement, alors je m'offre le privilège de la revivre. Procédons, avec une rigueur toute germanique, de façon chronologique, si vous le voulez bien :

JANVIER

Je suis tout beau et tout bronzé. Normal, je rentre de deux semaines en Martinique. Le moment avait été judicieusement choisi car la Martinique subissait alors sa pire sécheresse des soixante dernières années, la saison des pluies ayant tout simplement disparu du calendrier, du fait d'une espièglerie du Niño, de La Niña, El Padre, La Madre, El Padrino, Los Abuelos, bref, toute la Familia du détraquage de la météo. Les agriculteurs en ont beaucoup souffert et le petit potager de mon père était sinistré, mais le côté positif de cette petite catastrophe, c'était des vacances 100% ensoleillées ! Et on ne refuse pas de vacances ensoleillées quand on enchaîne avec l'hiver le plus froid à Berlin depuis... euh... l'hiver précédent, avec des températures qui descendent à -20°C, du jamais vu de mémoire d'homme, c'est-à-dire depuis janvier 2009 ! Berlin hiberne et bat surtout un record historique de seize jours consécutifs sans un seul rayon de soleil. Je déprime. "Avatar" en 3D, avec ses images splendides de la planète Pandora, m'offre un répit bien mérité de trois heures de couleurs luxuriantes. Quatre heures, peut-être ? Je ne sais plus, le scénario a quelque peu anesthésié mon cerveau qui était déjà préalablement congelé.

L'âge de glace, ou la Spree un jour d'hiver


FÉVRIER

L'église catholique berlinoise, qui d'ordinaire peine à faire entendre sa voix dans ce désert spirituel, cette capitale de la décadence et du péché, fait la une des journaux mais pour les mauvaises raisons : elle est ébranlée par le pire scandale de pédophilie de son histoire, l'affaire du collège jésuite Canisius. Même à Berlin, la pédophilie c'est encore un chouïa trop avant-gardiste. Mon bronzage martiniquais n'est déjà plus qu'un lointain souvenir. Le soleil est revenu timidement, mais des glaciers sont en voie de formation dans les rues, et un ours polaire a été aperçu non loin de Potsdam, chassant le phoque dans les glaces de la Havel. Pour combattre la dépression hivernale qui m'engloutit, je vais à la Berlinale. Je parviens à voir une projection de "The Ghost-Writer" d'un certain Polanski, qui n'aurait pas démérité à l'internat du collège Canisius, ainsi que la première d'un film intitulé "Winter's Bone", dont la réalisatrice Debra Granik était présente dans la salle, et qui sort dans les salles en mars 2011 en France (comme quoi, ma rétrospective est tout à fait d'actualité). Loupé : ma dépression hivernale en redouble d'intensité. Fort heureusement, mon projet d'en finir tourne court grâce à l'expo F.C. Gundlach (non ce n'est pas du foot) au Martin-Gropius-Bau, qui me réconcilie avec la beauté de ce bas monde.

Le mannequin suédois Karin Mossberg photographié par
Gundlach au début des années 50, à Stockholm (sans doute)
MARS

Le 21 mars, juste à temps pour l'équinoxe de Printemps, le Großer Wannsee est enfin libéré de sa banquise ! La saison des sports nautiques peut commencer, celle du ski dans les parcs est finie. Depuis quelques jours, il est à nouveau possible de marcher dans la rue sans moonboots. Sous nos yeux ébahis, trois mois de déchets, notamment ceux du réveillon, reparaissent dans les rues après avoir été enfouis tout ce temps sous les glaces. C'est sans aucun doute le moment où Berlin est le plus laid de toute l'année. N'en pouvant plus de la neige, de la glace et de la saleté, je fuis Berlin à deux reprises pour les cieux plus cléments et les trottoirs plus amènes de Paris. J'y participe à un semi-marathon pour lequel je n'ai pas pu m'entraîner pendant l'ère glaciaire, et la sanction tombe immédiatement : une inflammation du tendon d'Achille me pourrit la vie pendant un mois.

AVRIL

Un nuage de cendres invisibles perturbe une grande partie du monde et vide Berlin de ses nuées de touristes, qui d'habitude sont tout sauf invisibles justement. C'est reposant de se retrouver "entre Berlinois". La moitié de mes amis sont coincés dans des lieux exotiques et certains ne s'en plaignent pas. Je ris sous cape, n'ayant absolument aucun projet de voyage. La chancelière Merkel gagne quelques points de popularité auprès d'une opinion attendrie en effectuant une odyssée épique depuis San Francisco avec une escale forcée à Lisbonne, et pour finir un trajet Rome-Berlin (tiens, tiens) en autocar, en suivant des axes routiers surchargés. Elle est accueillie en héroïne par un peuple exultant, qui danse d'allégresse dans les rues au son du tam-tam. Profitant des billets achetés par un ami pour ses parents restés coincés en France, je vais voir "Flying Bach", un spectacle de breakdance exécuté par un groupe de jeunes des cités difficiles, sur de la musique Bach, dans le cadre feutré de la Neue Nationalgalerie. Du clavecin, des violons et du hip-hop, il fallait y penser. Le résultat est plutôt impressionnant.



MAI

Une rue de Friedrichshain le 1er mai. La mienne, en l'occurrence

La police boucle mon quartier pendant deux jours pour tuer dans l'œuf (contaminé à la dioxine, comme de droit) toute velléité d'émeute, une tradition du premier mai dans certains quartiers rebelles de la capitale fédérale. Le fameux Bar 25, en grande partie en plein air, et dont la fermeture définitive est annoncée chaque automne pour cause de MediaSpree, rouvre ses portes comme chaque année pour la belle saison, sous des trombes d'eau. Pas de chance : l'hiver revient nous rendre visite. Envoyé à Oslo pour quelques jours par mon gentil employeur, juste avant l'Eurovision qui allait précisément s'y dérouler, je goûte au bonheur estival en Scandinavie pendant que tout le monde grelotte à Berlin et même à Paris je crois. Y'a plus de saisons ma bonne dame. Je loupe l'Eurovision que l'Allemagne remporte pour la première fois depuis une trentaine d'années, scrogneugneu. Ce que je ne loupe pas, c'est la réouverture de l'aéroport de Tempelhof, établissement historique fermé à l'exploitation en octobre 2008 suite à des débats enflammés et un référendum passionnel. Mais attention, il n'a pas rouvert aux avions : chose unique dans une capitale, le Flughafengelände Tempelhof a ouvert ses portes et ses 400 hectares de pelouses (le double de la superficie de Hyde Park ou du Tiergarten) aux flâneurs, aux promeneurs, aux jongleurs, aux pique-niqueurs, aux buveurs, aux glandeurs, aux bulleurs, aux dormeurs, aux rêveurs, aux pédaleurs, aux rolleurs, aux volleyeurs, aux footballeurs, aux danseurs, aux chanteurs, aux jolis cœurs, au bonheur.

Le légendaire Bar 25, qui a peut-être fermé pour toujours, pour la cinquième fois de son histoire

JUIN

Voilà enfin l'été ! Et avec lui, la coupe du monde de football. Chaque café installe en terrasse des écrans pour diffuser les matches. Les rues de Berlin bourdonnent en permanence comme une ruche géante, au son des vuvuzelas, qui s'intègrent vite au paysage sonore ambiant. La débâcle des Bleus humilie les Français de Berlin, et nos "amis" les Allemands, goguenards, ne se privent nullement d'enfoncer le couteau dans la plaie. Merci encore, Domenech, Evra, Anelka & co. Je redécouvre l'euphorie de masse à la WM-Fanmeile à Tiergarten : par un chaud dimanche d'été, une foule en délire de 500.000 supporters ivres voit la Nationalmannschaft écraser une équipe anglaise inexistante 4-1 en huitièmes de finale. Si Bastian "Schweini" (le nom Schweinsteiger peut être traduit à peu près comme "montecochon") avait décidé de marcher sur Berlin, de renverser Merkel et de s'emparer du pouvoir, il y serait sûrement parvenu, acclamé par la foule en délire. Des amis venus me rendre visite de Paris et de Londres se mettent à faire des choses étranges : se promener dans la rue avec des moustaches passées de mode depuis mai 1945, se jeter dans le canal depuis le Klub der Visionäre à Treptow. Pourtant ce sont des gars raisonnables, d'habitude. Je me demande si c'est uniquement l'environnement berlinois qui agit ainsi sur leur organisme, ou s'ils sont devenus des zombies fêtards, possédés par des body-snatchers.


JUILLET

C'est l'été!
À Madrid, j'essuie stoïquement les railleries de mes collègues. La piètre performance des Bleus a rendu les Ibères hilares. Je découvre aussi le concept de grève illégale et illimitée dans le métro. Amis parisiens, sachez qu'il y a pire que la RATP ! Les terrasses-télés-vuvuzelas font cruellement défaut dans la fournaise madrilène, car le foot en Espagne, ça se regarde chez soi, bien au frais et à l'ombre. Mais quand La Roja élimine contre toute attente la Mannschaft en demi-finale, c'est la fête comme Madrid n'en a plus vu depuis la mort de Franco. Je rends à l'oracle Paul le poulpe, la pythie de l'aquarium d'Oberhausen, l'hommage qu'il mérite en m'offrant de délicieuses tapas de pulpo a la gallega. Puis je quitte Madrid et ses 36°C pour regagner Berlin par 39°C (et où la climatisation est un confort totalement inconnu). Mon bureau est orienté plein ouest. Je m'invente des horaires adaptés et je passe mes après-midi au Badeschiff (la piscine flottante de la photo), au Schlachtensee, au Langer See, bref, partout où il y a de l'eau. Heureusement, ce n'est pas ce qui manque à Berlin.


AOÛT

La canicule est finie, la coupe du monde est finie, la vie reprend bon an mal an son cours normal, mais qu'est-ce que le cours "normal" des choses à Berlin ? En voilà un bon sujet de dissertation. L'hystérie Frida Kahlo culmine au Martin-Gropius-Bau. Après une première tentative, qui se solde par une visite de l'expo "Innen Stadt Außen" de l'islando-danois Ólafur Eliasson pour éviter la trop longue attente, je m'inflige tout de même, au dernier jour de la rétrospective, les quatre heures de queue nécessaires (sansboiresansallerauxtoilettes), sous les regards sadiques des conservateurs, et visite enfin l'exposition, seul puisqu'aucun de mes amis n'a été assez fou pour s'infliger un tel traitement. Cela en valait la peine, mais je ne suis pas sûr que je le referai. Je mets deux jours à récupérer de cet ironman culturel. Je suis à nouveau sur pied juste à temps pour assister, médusé, à un ovni culturel parmi tant d'autres, l'élection de Miss U-Bahn, sur les pavés sales du Spreewaldplatz, à Kreuzberg. Le cours normal des choses, disions-nous. Avide d'inconnu, je pars à l'aventure seul à Belgrade puis en Bosnie-Herzégovine, pour des un voyage riche en surprises dans les Balkans. Je profite de la lenteur des trains pour préparer mon projet de blog.


SEPTEMBRE

L'automne est déjà là, un jour sur deux. Revenu de Belgrade, je retrouve une Allemagne déchirée par une mini-affaire Dreyfus. Dans le rôle du lieutenant en disgrâce, ce sont les immigrés en général, turcs et arabes en particulier. La nation a été secouée de sa torpeur estivale par la publication de Deutschland schafft sich ab, du sinistre Thilo Sarrazin. Comme c'est l'objet du billet précédent, je n'ai pas besoin de donner plus de détails. Le brûlot xénophobe en question est un énorme succès de librairie : Sarrazin devient millionnaire. La haine, ça paie. L'été revient nous faire un petit coucou juste à temps pour le Berlin Festival, un événement musical aussi géant que son nom est pourri, là encore dans le plus grand terrain de jeu du monde qu'est devenu l'ancien aéroport de Tempelhof. Une aérogare à l'architecture fasciste, cinq scènes, vingt degrés Celsius, trente heures de musique, quatre-vingts artistes, cent tonnes de saucisses. Qui dit mieux ? Eh bien, beaucoup disent mieux, car les organisateurs ont été complètement dépassés par la multitude. Les souvenirs de la tragédie de la Loveparade de Duisburg étant encore trop présents dans les mémoires, un début de bousculade oblige la police à tout arrêter et à annuler une bonne partie des concerts par mesure de sécurité.

Wouaaah trop cool le panneau d'affichage ! La prochaine fois, pensez aussi à la sécurité, SVP, OK ?

OCTOBRE

L'Allemagne célèbre les vingt ans de sa réunification par une curieuse cérémonie à Brême, dans l'indifférence générale. En fait, le 3 octobre était un beau dimanche ensoleillé alors les gens ont préféré fêter le beau temps, profiter de la vie et aller taper dans le ballon pour une dernière fois à Beach Mitte, avant de reprendre de plus belle les débats en cours sur comment se débarrasser des quatre millions de musulmans et des quinze millions d'Allemands d'origine plus ou moins étrangère qui corrompent le Vaterland par les miasmes de leur présence. Attention, le premier qui dit "Solution Finale" a perdu. Octobre, c'est un mois de transition, un peu bâtard. On s'accroche aux dernières bribes d'été, mais c'est un combat perdu d'avance.

NOVEMBRE

Je m'accorde un surcroît de soleil au Liban et en Syrie, deux pays fascinants où je compte bien retourner. D'ailleurs je ne suis pas tout à fait sûr d'en être vraiment revenu. Ce ne sont pas des voyages qui laissent indemnes. À mon retour à Berlin, j'essaye de prendre en marche le train des événements culturels. À propos de train, la pièce de théâtre Un Tramway, du réalisateur polonais Krzysztofszczxldslk Warlikowski, au Haus der Berliner Festspiele, joue à guichets fermés, en français et avec de gros morceaux d'Isabelle Huppert dedans. Je parviens tout de même à mendier une place, après m'être roulé sur le sol, écumant, les yeux révulsés, et hurlant "Isabelle ! Je veux voir Isabelle !"


DÉCEMBRE


El Niño et ses cousins débarquent du 9-3. L'Allemagne connaît son mois de décembre le plus froid depuis l'année où Neil Armstrong marchait sur la lune. Les rescapés du Berlin Festival peuvent voir, en concert de rattrapage gratuit, 2ManyDJs et Fat Boy Slim dans la salle de l'Arena Treptow, pour peu qu'ils n'aient pas eu la mauvaise idée d'habiter à l'étranger et d'être venus exprès pour le festival en septembre. Cette fois, il n'y a pas d'évacuation. Les Allemands ont appris à organiser des concerts sans mouvement de panique depuis cet été, c'est bien, félicitons-les. Du coup, j'en profite pour enterrer l'année dans un tourbillon musical : MGMT, Ben L'Oncle Soul. C'est déjà l'heure des marchés de Noël, et il y en a pour tous les goûts. Je vis mon premier Noël 100% allemand dans un petit village sympathique du Brandebourg. Laissons le mot de la fin au Gros Gars Mince :


samedi 15 janvier 2011

La Coupe du monde du populisme



Sami Khedira, Jérôme Boateng, Mesut Özil, Bastian "Schweini" :
Hourra ! Voici enfin l'Allemagne Black-Blanc-Beur-Turc
Qu'on se le dise, l'Allemagne a bien changé. Elle a résolument tourné la page des années noires du milieu du XXème siècle, a organisé la coupe du monde de foot la plus "ouf" de l'histoire de la FIFA (d'après un panel mondialement représentatif de lecteurs assidus de Bild et de 11 Freunde), et regarde avec confiance vers un avenir radieux où les gens s'aiment, rient et dansent à la ronde, pieds nus dans les prés, des couronnes de fleurs dans les cheveux. Les Allemands ont fait leur examen de conscience, ont réfléchi à leurs crimes du passé, et se sont livrés tout récemment, avec un zèle exemplaire, à une vague d'arrestations, de procès et de condamnations de frêles nonagénaires qui ont commis les pires atrocités il y a environ 70 ans de cela, et ensuite ont pu couler des jours paisibles pendant plus d'un demi-siècle dans la plus grande impunité, au vu et au su de tous. Ces derniers affreux d'un autre âge, qui n'ont pas eu le bon goût de trépasser pendant toutes ces décennies de bonheur amnésique, sont devenus des symboles un tantinet encombrants d'une époque révolue, et expient enfin leurs fautes et celles de feu leurs compagnons tortionnaires. Ha ! C'est bien fait pour leur sale gueule. Z'avaient qu'à être plus futés et passer l'arme à gauche dignement et surtout discrètement, avant que le vent ne tourne, comme par exemple ce monsieur, mais aussi beaucoup d'autres avant lui. Mais qu'à cela ne tienne, l'Allemand moderne est ouvert d'esprit, instruit, artiste dans l'âme, pas nationaliste pour un sou, gentiment amateur de foot, sympa et to-lé-rant, alors s'il vous plaît soyez sympas (comme lui) et arrêtez de lui balancer à la figure les mêmes stéréotypes éculés et autres vieilles histoires avec lesquelles il n'a strictement rien à voir. Il a beau avoir beaucoup d'humour (presque autant que nous) et de sens de l'auto-dérision, au bout de la quarante-douzième fois ça commence à lui taper sur les nerfs. On le comprend, mais l'ennui c'est qu'on ne s'en lasse jamais, de ces vieilles histoires, c'est plus fort que nous... Et puis d'abord, comment tenir un blog digne de ce nom sans une bonne dose de clichés éculés, hein ? Je vous le demande.


Mais l'Allemagne aime aussi être première en tout. La première en exportations. La première en industrie. La première en puissantes cylindrées qui polluent. La première en écologie aussi, d'ailleurs. (La première en contradictions peut-être ?) La première au foot. La première au foot féminin. La première en Formule 1. La première à l'Eurovision. La première en musique ringarde inécoutable. La première en musique électro hyper tendance. La première en nombre de brasseries. La première en mangeage de saucisses. La première en philosophie. La première en télé-lobotomie. La première en examen de conscience nationale. La première en Chutes de Murs. La première en réunifications pacifiques. La première en punks piercés. La première en coupes "mullet". La première en dénatalité et en vieillissement démographique. Si elle ne peut pas être première mondiale, l'Allemagne se contentera volontiers de la première place européenne. Si elle ne peut pas être la première en Europe, alors c'est une tragédie : la nation est en péril. Il faut y absolument remédier et [re]devenir premier au plus vite. L'Allemand est le premier de la classe ou n'est pas. J'exagère à peine et je trouve ça plutôt attendrissant dans le fond. À chacun ses petites manies après tout. En Martinique, en France et ailleurs, nous avons bien nos lubies.


Fort bien, tout cela est très intéressant, mais quel rapport avec le schmilblick, demanderez-vous ?

Eh bien, tout, en fait. Car depuis quelques années, il y a un domaine où l'Allemagne s'est laissé distancer par ses voisins européens, et cela ne pouvait plus durer. Depuis un certain temps, disons au hasard, depuis un certain 11 septembre 2001 (Gloups ! Bientôt dix ans ! Ça promet les violons et les commémorations en septembre...), une vague de populisme, de xénophobie, et plus particulièrement, de peur et de rejet de l'islam déferle sur l'Europe, des polders hollandais aux vallées suisses. Le racisme a toujours existé, dans tous les pays et toutes les cultures, évidemment. Mais la grande nouveauté de la décennie, en Europe et d'ailleurs aux États-Unis, c'est la réappropriation des plus bas instincts de la population, l'exploitation des peurs par des politiciens ambitieux et en mal d'idées pour résoudre les vrais problèmes, et la montée en puissance de partis politiques d'un nouveau genre d'extrême droite. Bon, vous êtes au courant. Des Pays-Bas à l'Italie, de la France au Danemark, de la Flandre à la Hongrie, la montée des partis de la peur, de la haine et du rejet se poursuit semble difficile à contenir.

Vestes brunes et brassards intimidants : "gardes" du parti Jobbik en Hongrie.
Non, ce n'est pas un cliché datant de 1941.

Jusqu'ici, l'Allemagne était relativement épargnée. Non pas que les Allemands soient devenus meilleurs et moins racistes que tous les autres, loin s'en faut. Mais l'extrême droite, traditionnellement néo-nazie, est toujours restée ultra-minoritaire à l'échelle nationale (dans la sphère publique s'entend, je ne suis pas allé sonder les cœurs et les âmes), ne parvenant à s'implanter que de manière très locale dans les régions les plus déshéritées de l'ancienne RDA. Les franges extrémistes, souvent violentes, se sont d'ailleurs souvent illustrées par des attaques sanglantes de triste mémoire. Le néo-nazisme n'est donc pas mort, mais il est out, ridiculisé en permanence (un traitement encore moins enviable que la "diabolisation" dont se plaignent hypocritement les dirigeants du FN par exemple), bien plus ringard que la musique traditionnelle bavaroise. Il est impossible d'être pris au sérieux dès lors que l'on exprime publiquement des sympathies pro-fascistes. Une sorte de consensus social et politique l'avait ainsi voulu : un nazi heureux est un nazi caché. Or jusqu'à récemment, il était presque impossible en Allemagne d'être un honnête homme d'extrême-droite sans être immédiatement associé au néo-nazisme et sans être mis dans le même panier que les cinglés nostalgiques du IIIème Reich, ce qui équivaut à une disqualification immédiate de tout ce qu'on a à dire. C'est tout de même fâcheux ces amalgames faciles, ne trouvez-vous pas ?


Cette situation est en train de changer. Ces derniers mois, la parole xénophobe s'est banalisée avec une rapidité qui ne saurait étonner que ceux qui oublient que l'Allemagne est la patrie de Michael Schumacher. Tout a commencé, comme il se doit au pays des poètes et des penseurs, par un livre. Thilo Sarrazin, franc-tireur revêche du parti social-démocrate, et équivalent berlinois de feu Georges Frêche (la gouaille du midi en moins, le côté sec et cassant prussien en plus), a fait des découvertes intéressantes sur les musulmans et sur les juifs et décidé de publier ses élucubrations dans Deutschland schafft sich ab ("L'Allemagne court à sa perte"). Comme vous le savez, l'on y apprend que les juifs ont un "gêne juif", et que les musulmans turcs et arabes sont incompatibles avec la société allemande, ne sont bons qu'à gérer des supérettes de quartier, sont responsables de l'abrutissement général de la population teutonne à l'intelligence supérieure, et vont bientôt supplanter la race aryenne de bonne souche germanique grâce à leur fécondité prolifique ("comme les Albanais ont conquis le Kosovo", prophétise-t-il, des trémolos dans la voix) et du fait de leur fâcheuse manie de sacrifier des enfants allemands blonds dans les mosquées pour des rites sataniques. La plupart des politiciens ont pris leurs distances avec ces propos, y compris le très respecté Bundespräsident qui s'y est brûlé les doigts, mais il s'est passé quelque chose de fondamentalement nouveau : Thilo Sarrazin n'a pas été immédiatement discrédité par les stigmates tabous du néo-nazisme, il a ouvert un débat qui semble-t-il, couvait depuis longtemps. Quelques figures de la CDU et surtout de la CSU bavaroise (parti dont la principale contribution à l'humanité est d'avoir recyclé un grand nombre de dignitaires nazis après la guerre) se sont gaiement engouffrées dans la brèche. L'occasion était trop belle pour pouvoir enfin dire tout haut ce qu'ils marmonnaient dans leur barbe depuis si longtemps, et l'Allemagne a commencé à rattraper à pas de géant le retard qu'elle avait accumulé par rapport à ses voisins européens en matière de xénophobie et de populisme. 

Des enquêtes ont montré que la majorité du public approuvait les propos du trublion Sarrazin, et que 18% des électeurs voteraient pour lui ou pour un parti qui défend ses idées, ce qui n'est pas le cas de son parti actuel, la SPD de centre-gauche, qui d'ailleurs semble avoir renoncé à l'exclure. Un parti défendant les idées de M. Sarrazin et se nourrissant des peurs du peuple sans être souillé par la boue nazie : voilà donc ce qui manquait au paysage politique allemand. Les ambitieux et les opportunistes ne se sont pas fait prier, et c'est maintenant chose faite : depuis début janvier, l'Allemagne a enfin son parti politique ouvertement islamophobe, Die Freiheit ou "La Liberté". Je parle bien sûr d'un parti qui se veut "fréquentable", et surtout pas néo-nazi. Ce parti a été créé sans grande fanfare, en semi-clandestinité, et son fondateur, René Stadtkewitz, est un bureaucrate berlinois inconnu, peu charismatique et souffrant d'un complexe d'infériorité (cocktail détonnant s'il en est), mais qui se prédit un grand avenir, dans son combat pour la "liberté d'expression", contre la "bien-pensance", le "politiquement correct", et bien sûr contre l'islam, notre ennemi à tous. Il a déjà commencé à soigner son réseau, et a fait ami-ami avec Geert Wilders, l'épouvantail hollandais à la chevelure de Marilyn Monroe, qu'il a invité à Berlin à l'automne pour une conférence controversée tenue à huis clos et devant des invités triés sur le volet.


René Stadtkewitz dans son bureau.

L'Integrationsdebatte de l'automne dernier, ce "débat" cathartique sur l' "intégration" qui a déchaîné les passions et libéré la parole trop longtemps corsetée par l'anti-nazisme primaire, s'est beaucoup calmé, et pour l'instant l'opinion ne semble pas prête à en remettre une couche. Certes, cette salutaire mise à l'index des millions de musulmans d'Allemagne a laissé des traces : depuis quelques mois, les mosquées de Berlin (les mêmes où l'on utilise du sang d'enfants allemands) sont la cible d'attaques incendiaires répétées et à motifs clairement xénophobes. La presse fait son boulot et relate ces faits, mais personne n'y prête guère attention. Pensez-vous, il y a des choses bien plus importantes dans l'actualité, comme par exemple Heidi, un opossum fraîchement acquis par le zoo de Leipzig, la nouvelle coqueluche des médias, trop mimi avec son strabisme, mais regardez comme elle est craquante, ooooohhh.

L'incendie du racisme est donc éteint, mais les braises sont encore chaudes, et n'attendent qu'un tout petit souffle pour que le feu reparte de plus belle. L'avenir nous dira comment évoluera le parti Die Freiheit, mais souhaitons-lui bonne chance pour réussir à insuffler l'air mauvais de haine et de peur qui jusqu'ici manquait cruellement au débat politique allemand.

Avis aux nations européennes : l'Allemagne vient de se qualifier pour la Coupe du monde du populisme. Elle est pour l'instant un outsider dans cette compétition qu'elle a rejointe avec une bonne décennie de retard. Mais n'oubliez pas deux choses : tout d'abord, elle aime être première en tout, et parvient souvent à le devenir quand elle s'en donne vraiment la peine. Et surtout, elle jouit d'une incontestable légitimité historique en la matière (oh le vilain cliché !).
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