La blanche Jérusalem

Hé ! Pssst. Vous êtes au courant de la l’incroyable nouvelle ? Il a neigé à Paris ! Complètement dingue ça non ? De la neige à Paris quoi ! De surcroît, en plein mois de janvier ! Le truc de foooouuuuu. J’ai loupé le phénomène météorologique de l’année, mais heureusement, grâce à Facebook et aux médias théoriquement «français» mais en réalité «intra-murossiens» avant tout, je n’en ai pas loupé le moindre floconnet, et ai pu m’extasier comme chacun devant une douzaine de photos du Canal St-Martin sous la neige, dix-sept angles de vue différents de la Place de la Concorde sous un manteau blanc, et environ vingt-trois clichés époustouflants du Sacré-Cœur de Montmartre se détachant à peine dans le blizzard. 

Allez, j’admets que je persifle un peu pour le plaisir de râler. Paris est sublime sous la neige, et c'est vrai qu’on ne se lasse pas d'admirer notre belle capitale délicatement nappée de blanc virginal. Merveille d’entre les merveilles, même les cohortes homophobes, omniprésentes ces derniers temps, subitement, ont disparu, se sont tues, comme emportées par une avalanche de candeur et de bons sentiments. Bonheur. Cela ne durera qu'un temps, mais quand même, savourons. 

Mais il fallait tout de même que je réagisse à cette débauche de photos enneigées sur les réseaux sociaux. Voici donc la réponse du Berliniquais à la bergère : quelques photos de la grande tempête de neige de janvier 2013 à Jérusalem, la plus spectaculaire qu’ait connu la ville depuis vingt ans. Et toc.

Le Dôme du Rocher, le Mont des Oliviers et les toits de Jérusalem enneigés

Si trois flocons à Paris constituent un événement sensationnel, que dire du sentiment qui prédomine lorsque 15 centimètres de neige tombent sur une ville située à la même latitude qu’Agadir ou que San Diego?
Tout a commencé deux ou trois jours plus tôt. Dès le lundi, alors que des trombes d’eau s’abattaient sans interruption sur la ville et partout dans la région, même sur les déserts, même à la Mer Morte, la folle rumeur courait, enflait. «Vous n'avez encore rien vu mon bon Monsieur : mercredi, il va neiger», affirmaient déjà avec aplomb les autochtones, Israéliens et Palestiniens à l’unisson, dans un trop rare moment d’unanimité, aux touristes détrempés et grelottants qui laissaient échapper quelque remarque dépitée sur l’étonnante humidité ambiante à laquelle ils n’étaient guère préparés. Étant donné que la température avoisinait les 12°C, je n’ai vu là que du bluff ou quelque sornette sans intérêt dont sont friands ces hâbleurs méridionaux. De la neige en Palestine? C’est cela oui. Et pourquoi pas en Martinique hein, tant qu’on y est?

Une auberge de jeunesse annonce les activités au programme, la veille du jour J.

Imbécile que je suis : j'avais bêtement oublié qu'en ces terres bibliques, les miracles nous sont livrés treize à la douzaine. Le mercredi soir, après une journée de paralysie économique totale dans une bonne partie du pays, à cause des inondations dans les zones basses, et du fait des fermetures des écoles, des administrations et des commerces à titre préventif dans les villes d'altitude où l'on attendait la neige comme à Jérusalem, Ramallah ou Bethléem, la pluie s'est progressivement changée en grêle, et les grêlons, enfin, en vrais flocons de neige. Alléluia !

Les palmiers de la place Safra, près de l'Hôtel de Ville

Ce premier miracle a été immédiatement suivi d'un second : tout à coup, alors que les trottoirs disparaissaient lentement sous la neige, les Hiérosolymitains se détendirent, comme par enchantement. Il n'y avait plus de Juifs ou d'Arabes, d'étrangers ou d'Israéliens, d'amis ou d'ennemis, de jeunes ou de vieux, plus de tensions latentes... juste des gens émerveillés, tout sourire, qui avançaient d'un pas prudent sur le sol glissant, ou alors se bombardaient déjà de Qassam de neige avec un gai abandon, déterminés à profiter à fond de l'inhabituel événement. Les restaurants et les bars se sont vidés, les rues se sont remplies de monde, et déjà les premières créations ont pris forme.

Un groupe de jeunes juifs religieux construit un igloo sur la rue de Jaffa

Appareil photo en bandoulière, alors que je remontais la rue de Jaffa en direction des murailles de la Vieille Ville, avide de clichés intéressants de  la Ville Sainte sous la neige, j'ai aperçu un couple de juifs orthodoxes façon Méa Shéarim. En temps normal, je n'aurais probablement pas osé leur adresser la parole en pleine rue. Mais, contaminé par l'euphorie ambiante, je n'ai pas hésité à les rattraper et à les interpeller, sur un ton qui, après coup, m'a paru affreusement cavalier. «Pardon, 'scusez-moi, leur demandai-je, interrompant sans gêne leur conversation. Je peux vous prendre en photo ?» Devant leurs sourires qui se sont légèrement figés et leurs regards étonnés, je me suis alors empressé d'ajouter, en mal d'inspiration : «Vous avez l'air typique...»

Un couple de juifs orthodoxes pose de bonne grâce sur la rue de Jaffa

Non mais vraiment quoi, «vous avez l'air typique»... Comment ai-je pu leur sortir un truc pareil? (Même si c'est vrai dans le fond.) Pourtant, après deux secondes de flottement, un large sourire revint sur leur visage. Une photo ? Mais bien sûr ! Il neige à Jérusalem, allez-y cher ami, feel free, tout est permis !

Sur l'avenue Ha Nevi'im, une petite fille se donne du mal pour accomplir une tâche dont la finalité m'a échappé

Ils sont rigolos les juifs orthodoxes : quand le temps vire au mauvais, ils enveloppent leurs chapeaux dans des housses en plastique pour les protéger de la pluie ou de la neige. Le résultat n'est pas toujours franchement seyant, mais au moins, c'est fonctionnel.

Des juifs orthodoxes enjambent la neige et des flaques d'eau à la Porte de Jaffa, à la limite entre le quartier chrétien et le quartier arménien de la Vieille Ville

Une belle éclaircie à la Porte de Jaffa

Au centre de la Vieille Ville, au point où les quartiers musulman, chrétien et juif se rencontrent, il est possible d'accéder aux toits de la ville. Touristes et résidents raffolent de cet endroit pour profiter au calme d'un panorama privilégié et échapper un temps à la cohue du souk Khan az-Zeit juste en-dessous. Par temps de neige, en revanche, vous pouvez faire une croix sur la tranquillité. Il y en a même qui arrivent à faire de la luge sur les toits de Jérusalem.

Des ados juifs improvisent avec les moyens du bords pour faire de la luge sur les toits de la Vieille Ville

Une foule de jeunes Hiérosolymitains venus admirer les toits enneigés

Juifs, Arabes, étrangers... tout le monde s’amuse côte à côte, presque ensemble. Cela dit, les ados arabes semblent préférer les batailles de boules de neige aux joies de la luge ou de la construction de bonshommes de neige, et n’hésitent pas à bombarder les passants distraits, sans le moindre coup de semonce. Les combats faisaient rage. «Ça alors, t’as vu ça?», fis-je remarquer à Asaf, un étudiant israélien avec qui je venais de sympathiser, en lui montrant les photos des combattants que je venais juste de prendre. «C'est triste à dire, mais on dirait trop l’Intifada.» Oui, répondit-il, laconique : ils ont de l’entraînement et matière de lancer de projectiles.

Les vieux réflexes ne sont jamais bien loin.

Intifada des neiges à Jérusalem

Ces sales gosses on tenté de m'atteindre avec leurs missiles, mais j'ai un peu plus de pratique qu'eux en matière de batailles dans la neige

Bien entendu, les bonshommes de neige ont fleuri çà et là. Tous n’étaient pas forcément réussis: les Hiérosolymitains ne sont pas vraiment experts en la matière.

Construction d'un bonhomme de neige sur les toits de la Vieille Ville

Rabbi des neiges dans le quartier juif de la Vieille Ville

Un abominable bonhomme de neige sur la rue de Jaffa

Un autre spécimen plus mignon, près de la Porte de Sion, non loin du Mur des Lamentations

Quelques photos en vrac de cette journée enneigée à Jérusalem.

Je n'ai pas souvent l'occasion d'observer des bougainvillées en fleurs et enneigées, comme ici à Hurva Square, dans le Quartier Juif...

L'extrémité sud du Mont du Temple (l'esplanade des Mosquées) et un panorama de Jérusalem Est vus depuis un promontoire du Quartier Juif

Au bout d'une demi-journée, les rues de la Vieille Ville se sont transformées en torrents

N'en pouvant plus d'avoir les pieds trempés dans mes mocassins, j'ai fait l'acquisition d'une paire de bottes en caoutchouc dans une quincaillerie.

La partie supérieure du Mur des Lamentations, devant l'esplanade des Mosquées. Je voulais m'approcher plus près du Dôme du Rocher mais en raison des "intempéries", il n'était pas possible d'accéder à l'esplanade.

L’arrivée de la neige n’a été que la conclusion en apothéose de quatre jours d’intempéries inhabituelles dans cette région. À Jérusalem, j'ai vu de nombreux arbres arrachés ou très abîmés. Les fortes pluies ont malheureusement fait des victimes en Israël, en Palestine, en Jordanie et au Liban.

De jeunes platanes coupés en deux par la neige, sur le boulevard Ha Nevi'im

Dans cette région au climat aride, la pluie et la neige sont une "bénédiction", mais qui cette fois ont aussi apporté leur lot de malheurs.

«Vous voulez être sur la photo?», me demanda Monsieur le Juif Typique, tout sourire, après que je l’eus photographié avec sa compagne. Avant même que je n’aie le temps de répondre, il m’ôta l’appareil photo des mains et le confia à sa femme. Deux secondes plus tard, j’avais droit à ma photo «typique», moi aussi. Et on dirait vraiment que je ne suis pas le seul à être ravi.

Je propose de décerner le prix Nobel de la Paix aux tempêtes de neige sur le Proche-Orient.

Quel bonheur, la neige à Jérusalem ! (Bien s’ils ne soient pas capables de chauffer correctement et de bien isoler leurs immeubles dans ce foutu pays...) Peut-être est-ce ce qu’il leur manque là-bas, pour qu’Israéliens et Palestiniens parviennent enfin à faire la paix...