samedi 3 mars 2012

Révélation au centre du monde

Au petit matin à Friedrichshain... Le ciel nous gratifie d’un temps typiquement berlinois : gris et venteux à souhait. Beurk. De noires corneilles et des pies insolentes croassent sur les branches dénudées d’un grand marronnier majestueux. Un faible crachin s’ajoute à l’équation météorologique du jour. Beurk et re-beurk. Un coup d’œil par la fenêtre suffit à me passer l’envie d’aller au bureau à vélo ce matin. Trente minutes à pédaler plein ouest, à m’escrimer contre ce satané vent de face, à éponger la bruine de mon visage ? Nein, danke. Je quitte mon appartement, descends quatre étages avec l’enthousiasme d’un Thésée s’engouffrant dans les enfers. Au rez-de-chaussée, j’évite ostensiblement le regard lourd de reproches de ma bicyclette qui m’attendait comme chaque matin.

Il fallait bien s’y attendre : mon fidèle destrier ne comptait pas s’avouer vaincu si facilement. C’est un battant, mon Holland-Rad, il n’est pas né de la dernière pluie. Et il a son côté possessif parfois. «Minute, papillon, me tance-t-il vertement en me barrant le passage. Qu’est-ce que tu fais ? Tu t’apprêtais à partir sans moi ?» Penaud, je sors mon joker : un abonnement deux zones au réseau de la BVG (dites “Béfaougué”), la RATP de la Hauptstadt.

«Désolé, mon bon vieux Green’s, j’y vais en métro aujourd’hui.
– En métro ? Avec les gens même pas douchés qui puent ? T’as pas honte ?
– Euuuh, bah si, un peu... Mais que veux-tu : je me sens pas trop en forme, ce matin...
– Bah justement, rien de tel qu’une bonne promenade à vélo, pour arriver en méga-forme au boulot ! Le vent qui te fouette le visage, les sens aux aguets sur le parcours, deux-trois frayeurs au passage... Et tu le sais en plus.
Ach, t’as pas tort, mais j’ai la flemme. Et puis écoute, il faut bien que j’utilise mon abonnement à la Béfaougué de temps en temps : ça coûte une blinde ce truc ! Là, ce matin, j’ai envie de me poser peinard dans l’U-Bahn.
– Ah ouais, voyez-vous ça ! “La flemme”, qu’y m’dit. Elle est bien bonne celle-là ! Qui t’a sauvé la mise l’autre jour pour arriver pile à l’heure à l’ambassade, hein? La Béfaougué peut-être ? T’aurais dit quoi si je t’avais laissé tomber comme un minable ? Moi aussi j’ai le droit d’avoir la flemme ! Une chaîne qui saute, un frein qui lâche, un pépin mécanique est si vite arrivé...
– Écoute, Green’s, tu as tout à fait raison. Tu es un héros, le meilleur vélo du monde, et moi je ne suis qu’un gros naze, un bon à rien. T’aurais dû être psy toi... allez, j’te laisse. Bonne journée ! Essaye de ne pas trop rouiller sous la pluie.
– Ouais, c’est ça, va la retrouver, ta Béfaougué adorée ! Je parie que dans 10 minutes tu t’en mordras les doigts. Casse-toi, grosse feignasse !»

Il fait un temps de chien et je me suis disputé avec mon vélo. Tel que je le connais, il va me faire la gueule au moins jusqu’à lundi. Décidément, la journée commence sous les meilleurs auspices. J’arrive à l’arrêt de la Grünberger Strasse... une vingtaine de secondes après le passage de mon tram, youpi. Eh bien soit. Avec un peu de musique dans les oreilles, l’attente du prochain convoi ne sera pas si désagréable.

Cinq minutes passent : pas de tram. Et voilà, ça n’a pas raté. C’est toujours comme ça que ça se passe, en fait c’est une loi qui gouverne l’univers : le tram que j’ai loupé était pile à l’heure, à la seconde près, et bien entendu, le suivant est très en retard. Je scrute du regard la Warschauer Strasse sur toute sa longueur, rectiligne et dégagée jusqu’à la porte de Frankfurt et au-delà vers Bersarinplatz. Je ne vois que le béton qui grisoie et l’herbe qui brunoie. Shit.

Le pire, c’est que mon vélo avait raison une fois de plus, le bougre. À peine dix minutes après l’avoir snobé, je le regrette déjà.

D’expérience, je sais que si mon tram commence à avoir du retard, ça ne sert à rien de l’attendre : autant poursuivre à pied jusqu’à la station de métro de la Warschauer Strasse. J’y serai rendu bien avant le tram retardataire, quoi qu’il arrive. De mieux en mieux ce début de journée ! Allez, c’est parti pour un peu de marche. Moi qui voulais juste me laisser porter par la Béfaougué jusqu’au bureau, bah c’est loupé, maugrée-je, dépité.

Et c’est alors que cela se produit.

Dans le ciel, en fait à quelques dizaines de mètres au-dessus de nos têtes, le voile de nuages bas et gris se déchire. Un puits de lumière dorée s’ouvre au firmament et ses rayons chatoyants illuminent un petit périmètre au sol, et en particulier une grosse pierre à côté du chemin. Au loin, très loin, très haut, un chœur chante du Haendel. Comme c’est curieux tout cela. Mon regard se dirige donc vers la pierre. Tiens donc, il y a  une inscription gravée dessus. Sont-ce de vieilles runes gothiques ?

On ne voit pas la lumière chatoyante sur la photo, mais je vous assure que ça brillait comme un truc de malade. Croyez-moi sur parole.

Pour déchiffrer le mystérieux exergue, je dois me rapprocher, si possible en prenant bien soin d’éviter les crottes – mais comme par enchantement, il  n’y en a aucune dans le périmètre éclairé par le puits de lumière, elles ont toutes disparu ! Cinq mètres carrés de pelouse berlinoise sans une seule crotte, c’est de la sorcellerie je vous dis. Je m’avance donc sans crainte, et je déchiffre les runes, sans doute gravées de la main de Thor en personne : «Centre de Friedrichshain - Point de mesurage».

Mittelpunkt Friedrichshain - Vermessungspunkt

Hallelujah ! J’ai trouvé le centre géographique de Friedrichshain, sur la Warschauer Strasse, entre deux platanes ! Quelle formidable découverte !

À peine ai-je le temps de comprendre la portée de cette incroyable révélation que la lumière disparaît. La trouée dans le ciel devient sombre et menaçante, les nuages tourbillonnent. Les excréments canins réapparaissent autour de moi dans une odeur putride qui monte du sol... ou peut-êtrre du fin fond des Enfers ? Je suis cerné. Un grondement de tonnerre retentit, une puissante bourrasque manque de m’emporter. Les Cieux m’ont révélé un grand secret, et maintenant la minute de grâce est terminée. Il est temps de vaquer à mes occupations normales.

Ma foi, que d’émotions. Je file vers la station de U-Bahn, attrape le premier métro, et tout rentre dans l’ordre. Même si mon vélo me fait encore la tête.

Le centre de Friedrichshain quoi ! J’en suis encore tout ébaubi.

8 commentaires:

  1. Et tu mets quoi dans ton café le matin, toi? On dirait que la petite poudre blanche n'est pas QUE du sucre ;)

    N'oublie pas ce que Lao Tseu (ou un de ses copains) a dit: ce n'est pas le centre qui est important mais le chemin (à pieds) vers la réponse du centre! Enfin... chez moi aussi il est bon le "café," hein, tchin tchin ;)

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    1. Je ne comprends pas... Tu mets en doute la véracité de mon propos ?

      En tout cas merci pour la citation de Lao Tseu, j'essaierai de la suivre au quotidien... dès que je l'aurai comprise ! Ce sacré farceur de Lao !

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  2. Les pelouses, ils les arrosent avec de l'eau de Javel ?

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    1. C'est plus propre et supprime les mauvaises odeurs :-)

      Non c'est sûr que les pelouses ne sont pas le fort de Berlin, surtout à la fin de l'hiver quand elles sont toutes ratatinées par le froid :-)

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  3. Ah dequoi illuminer une journée!

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    1. Et comment ! J'étais vachement fier de ma découverte ! Et comme l'a dit Chloé plus bas, du coup ça m'a consolé de m'être retrouvé à pied malgré moi !

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  4. ahhh!merci Dr.Caso!
    La même remarque en des termes bien plus triviaux me venait à l'esprit.
    Je souhaite donc bonne route (à pieds en effet c'est mieux, c'est comme ça que l'on fait les meilleures découvertes, n'est-ce pas!) au chroniqueur!

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    1. Bon puisque vous vous liguez contre moi et vous mettez à plusieurs pour mettre en doute ma sobriété et l'authenticité des faits, c'est peine perdue, j'abandonne !!

      Mais merci quand même, j'ai passé une belle journée et j'espère que toi aussi :-)

      À bientôt !

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