jeudi 26 juillet 2012

Jeu des synonymes sur les neiges d’été

Chaleur écrasante sur la vaste étendue de sable de la «Beach 61» à Kreuzberg, une «plage» bien loin de la mer, divisée en petites parcelles rectangulaires où les athlètes, par dizaines, s’escriment et suent comme sur la poussière brûlante du Circus Maximus. Une partie de volley vient de s’achever. L’équipe d’en face a perdu la manche évidemment (car, sans fausse modestie, votre dévoué chroniqueur, un peu comme Parker Lewis, ne perd jamais). Une joueuse s’éclipse aux toilettes. Les cinq autres profitent de cette courte pause pour se désaltérer à l’eau minérale déjà tiédie par la touffeur estivale.

Un volleyeur frime (oh, à peine) dans la lumière du soir à la Beach 61, le 25 juillet.
« Am Anfang hatten wir kein Glück, dann kam auch noch Pech dazu, dit Christoph (*) de l’équipe perdante, un rictus espiègle sur les lèvres.

— ...

— Plaît-il ?

— C’est une blague de perdants en Allemagne, au foot surtout. Comment traduiriez-vous ça en anglais? Pas évident, non?

— Euh, se hasardèrent timidement les Canadiens, peut-être quelque chose comme “At the beginning we were just unlucky, and then we had bad luck.”

— Oui, c’est bien la traduction. Il n’y a pas moyen de mieux tourner cette phrase? En allemand c’est plus drôle car kein Glück et Pech sont des mots complètement différents, bien qu’ils veuillent dire la même chose. C’est un peu sur ça que repose la blague.

— Ah ouais, c’est clair, en anglais la formule n’a pas le même effet. C’est plutôt maladroit.

— Eh bien en français, au contraire, on a l’embarras du choix pour dire bad luck : la poisse, la tuile, la malchance, la guigne... On a tellement de synonymes qu’on pourrait allonger la phrase ou la tourner de plein de manières différents. Un peu comme : “Au début on a manqué de bol, ensuite on a eu un gros coup de malchance, et après on a vraiment eu une sacrée poisse, et puis après...” ainsi de suite.

— Hmm, pas mal, concéda Christoph.

— Mais je ne trouve pas ça très drôle en français. Ca sonne mieux en allemand, plus absurde. Plus allemand quoi.

— C’est fou, constata Hayden (l’un des Canadiens) avec une lueur de malice dans le regard, que vous les Français ayez tous ces mots pour dire no luck en français ! Cela trahit peut-être une caractéristique nationale intéressante : fatalisme, manque d’initiative, lâcheté, propension à blâmer le sort plutôt que de prendre les choses en main...

— Ha, ha, ha, super. On a juste une langue fabuleusement riche et belle, contrairement à vous, c’est tout.

— C’est fascinant comment d’une langue à l’autre la manière d’exprimer une réalité peut changer. Ce ne sont pas les Inuits qui ont au moins une douzaine de mots pour dire “neige” dans leur langue?, s’enquit Steven (l’autre Canadien), mettant providentiellement fin à l’habituelle session de French-bashing gratuit.

Une pause dans la lumière du soir, à la Beach 61
— Il me semble même avoir entendu qu’ils en ont bien plus que ça, répondit Christoph. Au moins trente, ou peut-être cinquante, je crois...

— Ouais, je crois avoir lu un truc sur le sujet et c’était au moins plusieurs dizaines de mots pour dire “neige”.

— Ah, mais nous aussi en anglais on a plein de mot pour dire “neige”, en tout cas en Alberta c’est sûr, intervint Hayden. Mais en général on dit juste “snow” avec un adjectif, et comme ça on peut décrire la neige de manière très précise... Par exemple on va dire “wet snow”, ou bien “hard snow”...

— ...

— Hum.

— ...

— ... »

Une dizaine de secondes de silence intrigué. Nous attendons la suite, qui ne vient pas... Las! Ce n’est pas ici et maintenant, sur le sable brûlant de la Beach 61, que nous comblerons nos graves lacunes dans le domaine du riche vocabulaire anglo-canadien relatif à la poudreuse, aux flocons blancs, à la cocaïne, aux congères, à la blancheur hivernale, au blizzard...

Oui, le saviez-vous ?
« Ah bah merci Hayden. Elle était passionnante ton histoire !

Oh come on guys! You know what I mean!»

(*) Tous les prénoms ont été changés.

Fun fact:  En réalité, l’idée reçue selon laquelle les Eskimos ont des dizaines de mots pour désigner la neige est un mythe très répandu (même au Canada semble-t-il), mais complètement faux. À moins qu’un lobby inuit ne se soit donné pour mission de rédiger cet article de Wikipédia et ces quelques autres articles tout aussi sérieux pour semer la confusion dans les esprits des ignares et des crédules que nous sommes...

 C’est fou ces légendes urbaines !

11 commentaires:

  1. Ah mais c'est rigolo, je viens aussi d'écrire une histoire de linguistique et de traduction sur mon blog :D (et je suis bien d'accord que le vocabulaire (et même la grammaire) d'une langue représente pas mal la culture générale du peuple qui la parle, je ne suis d'ailleurs pas la première à le penser!)

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    1. Oui je suis passé y faire un tour. Très intéressant et très "vrai" au regard de mon expérience personnelle

      :-)

      Fascinantes, ces questions de langue, hein? L'ennui avec les anglophones, c'est qu'ils ne sont pas fiables (perfidie congénitale des fils d'Albion?). Ils parlent la langue la plus riche du monde et n'en connaissent et n'utilisent que 2-5% du vocabulaire à leur disposition. Alors bien sûr ils sont toujours enclins à raconter des sornettes à ceux qui ne sont pas des "native speakers".

      Je suis allé cherché sur thefreedictionary et je trouve une flopée de synonymes de "bad luck", que je connaissais tous mais aurais été bien en peine de citer de mémoire (en fait là c'est les résultats pour "misfortune", ils étaient mieux rangés qu'à la page "bad luck"):

      1. bad luck, adversity, hard luck, ill luck, infelicity, evil fortune. "She seemed to enjoy the misfortunes of others."

      2. mishap, loss, trouble, trial, blow, failure, accident, disaster, reverse, tragedy, harm, misery, setback, hardship, calamity, affliction, tribulation, whammy (informal, chiefly U.S.), misadventure, bummer (slang), mischance, stroke of bad luck, evil chance. "He had had his full share of misfortunes."

      Bref, encore faut-il parler de sa langue avec des gens qui connaissent la leur!

      Bon weekend!

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  2. Cher Berliniquais, j'adore tes posts sur les langues ! surtout qd ils sont associés au volley, ce qui semble être souvent le cas. Tu pourras pas nous en faire un RDV mensuel ? genre "devenez linguistes en 10 parties de volley" ?
    je t'envie de vivre dans cet environnement multilingue !

    Cha

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    1. Chère Cha, merci pour ta visite et pour ce commentaire enthousiaste. Oui c'est marrant ce quotidien polyglotte! Il m'arrive de comparer parfois ma vie à Berlin avec un "Erasmousse" prolongé, non seulement à cause de la dimension multilingue mais aussi pour le côté festif... :-)

      Sinon ça risque d'être une commande difficile à honorer que tu me fais ici... D'une part, je joue au volley assez irrégulièrement car il y a pas mal de contraintes (météo, boulot, voyages, disponibilité des uns et des autres) et d'autre part on ne fait pas toujours de sessions de sciences du langage pendant nos heures de volley :-)

      Je ferai au mieux mais malgré toute la bonne volonté du monde, dis-toi bien que ceci n'est pas une promesse!

      Bon weekend en tout cas!

      El Berliniquais

      PS: Sinon pour l'environnement multilingue, où que l'on vive cela peut se trouver si on le veut vraiment... on a des Allemands dans notre groupe, même des Berlinois pure sauce; a priori rien ne les obligeait à traîner avec un gang d'étrangers dont certains (la majorité) parlent fort mal la langue de Goethe. Bon évidemment il y a des endroits où c'est plus difficile, c'est clair, du Larzac à la Martinique et passant par la montagne corse ou le fin fond de la Mecklenburgische Seenplatte, effectivement il y a des régions nettement moins "multikulti" que d'autres :-)

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  3. Hahahahaha! (est-ce que mon commentaire aura aussi droit à une réponse en cinq paragraphes?:-))

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    1. Eh bien

      je pourrais essayer

      mais je ne suis pas sûr

      d'être très inspiré. (Zut! Seulement 4 paragraphes!!! Désolé...)

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  4. Ouai, mais le sport c'est fatiguant. Neige ou pas neige.

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    1. C'est pas faux. Mais comment conserver un corps d'athlète et une musculature de rêve autrement que par une suée ou deux de temps en temps? Hmm? :-D

      En tout cas, voilà enfin un commentaire de M. Laget qui parvient à s'afficher! C'était pas trop tôt!

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  5. Je constate que c'est moi qui ai écrit le plus de commentaires!! J'ai gagné quoi? Une bière et une visite de Friedrichshain? En tout cas pour la neige, je suis aussi bel et bien tombée dans le panneau... Il paraît qu'en Normandie, ils ont aussi plusieurs mots patois pour désigner la pluie.

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    1. C'est pas une mauvaise idée Little Cat.

      Dans 3 semaines, mon blog fêtera ses 2 ans. Je devrais annoncer un petit concours de commentaires et tu serais en bonne position pour être récompensée :-)

      C'est bizarre ce que tu dis sur la Normandie. Mon on m'a dit que c'est la région la plus ensoleillée de France: il fait beau 10 fois par jour en moyenne en Normandie! :-)

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  6. Ahahah il fait beau 10x par jour aussi chez les Chtis aussi alors (D'où je viens :-))

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