lundi 19 août 2013

Voisinage infernal à Berlin-Mitte

Nous sommes en 2013 après Jésus-Christ ; tout le quartier Berlin Mitte est gentrifié par les requins de l’immobilier. Tout ? Non. Car un Wohnprojekt alternatif peuplé d’irréductibles squatteurs résiste encore et toujours aux promoteurs aux dents longues et à leurs complices de toujours, les politiciens véreux et corrompus qui gouvernent la ville.

Le «squat», un immeuble de trois étages construit en 1826 pour héberger des officiers de l’armée prussienne dans des chambres individuelles, s’élève tel un vaisseau fantôme à l’angle de la Kleine Rosenthaler et de la Linienstraße, au numéro 206 de cette dernière. Dès le printemps 1990, des squatteurs venus de Berlin-Ouest occupèrent l’immeuble alors abandonné et délabré. Au cours des années suivantes, leur situation fut régularisée. L’immeuble fut restitué à ses propriétaires légitimes: une communauté d’héritiers roumains dont les ancêtres avaient été spoliés par les nazis, et les squatteurs purent obtenir des contrats de location en bonne et due forme. Depuis, ils payent un loyer comme tout le monde. (Et du coup, ce ne sont plus des squatteurs, mais qui suis-je pour leur reprocher d’avoir préféré la relative stabilité que procure la légalité au romantisme précaire du squat pur et dur?)

Par la suite, l’immeuble de la Linienstraße 206 a changé plusieurs fois de mains. Les occupants ont réussi à réunir plus d’un demi-millions d’euros et tenté d’acheter le bâtiment qu’ils habitent, sans succès. La maison Lippert und Wadler GbR, propriétaire de l’immeuble depuis 2010 après en avoir fait l’acquisition pour 600.000 euros, a déjà tenté à plusieurs reprises d’en déloger les locataires. Ceux-ci ont jusqu’ici réussi à faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Pour l’instant, la communauté alternative de Linienstraße 206, l’une des toutes dernières en son genre à Mitte, tient bon contre vents et marées. Ses quinze résidents se chauffent au charbon, font la cuisine ensemble, s’occupent collectivement des travaux d’entretien et bien sûr serrent les coudes pour contrer les tentatives d’expulsion menées par l’inlassable propriétaire, déterminé à les mettre à la porte par tous les moyens. Un jour ou l’autre, il y parviendra. Une histoire tout ce qu’il y a de plus classique à Berlin désormais.

Un jour de juin 2011, alors que je pédalais sur la Linienstraße pour me rendre au beach-volley, je me suis arrêté pour photographier l’immeuble en question, qui faisait tache dans l’environnement déjà propret, clinquant et entièrement stérilisé de cette rue où les immeubles aux façades de verre, aux noms pompeux, ridiculement grandiloquents, poussent comme des champignons, pour le plus grand bonheur des spéculateurs et de leurs clients fortunés.

Linienstraße 206, le 19 juin 2011

J’étais loin de me douter que seulement deux ans plus tard, le même pâté de maisons ressemblerait à cela :


Linienstraße 206 deux ans plus tard, le 18 août 2013. Voyez-vous la différence ?

Jadis, derrière l’immeuble de la Linienstraße 206, au numéro 9 de la Kleine Rosenthaler Straße, se trouvait le Linienhof, un terrain vague occupé par quelques cabanes, des ateliers où les artistes (et les résidents du «squat») organisaient autrefois des fêtes underground. Désormais, à la place de la cour qui a vu fleurir pendant vingt ans toutes sortes de projets culturels alternatifs, se dresse fièrement un luxueux immeuble de quatre étages, tout en béton, en verre et en bois, propriété d’une mystérieuse Karin Schopp.

Quel curieux voisinage que celui d’un immeuble historique qui abrite depuis 23 ans une communauté qui se surnomme elle-même «le nid de terroristes de gauche» (linkes Terror-Nest), et un bâtiment haut de gamme flambant neuf destiné à la crème de l’élite économique berlinoise. Dans le quartier, les appartements neufs se négocient jusqu’à 7000 euros du mètre carré, et à vue de nez ce nouvel immeuble risque de faire monter les enchères vers de nouveaux records insensés... Les nouveaux occupants BCBG du Kleine Rosenthaler Straße 9 feront-ils bon ménage avec les collectivistes baba-cools de l’immeuble mitoyen? J’en doute fort, mais après tout, il n’est pas interdit d’être naïf et de croire à un happy end.

Pour en savoir plus sur la communauté Linie 206, lisez cet article en allemand de la Berliner Zeitung.

Détail de la façade du Linie 206. Oh là là, ils sont vraiment très très méchants!

6 commentaires:

  1. J'adore ce genre d'histoires, on peut rêver à un dénouement heureux !

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    1. @ Cara: en effet, on peut rêver... malheureusement à Berlin on a pris l'habitude du contraire. Ici (comme ailleurs peut-être), c'est toujours l'argent qui a le dernier mot.

      http://chronique-berliniquaise.blogspot.de/2013/03/cassez-ce-mur-que-je-ne-saurais-voir.html

      http://chronique-berliniquaise.blogspot.de/2011/02/fin-de-partie-liebig-14.html

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  2. Je fête cette année mes 20 ans d'histoire d'amour avec Berlin (découverte en voyage scolaire en avril 1994, puis y ai étudié et travaillé pendant 2 ans en 2002/2004). C'est dingue comment, en 20 ans, cette ville punk et bigrement sexy s'est embourgeoisée (à mon grand regret).
    Il faudrait que l'on en parle lors de ton prochain passage à Paris ou du mien à Berlin :)

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    1. Ce serait avec plaisir!

      Eh oui Berlin change à une vitesse incroyable. C'est fou les choses que j'ai vu disparaître (ou apparaître) (ou carrément les deux) en seulement cinq ans. L'embourgeoisement de la ville est globalement regrettable, même s'il y a quelques aspects un peu positifs tout de même hein. Pour moi qui vis ici, par exemple, je peux constater que les supermarchés de mon quartier se sont énormément améliorés en termes de diversité et de qualité de la marchandise en 5 ans. Bon ça a l'air ridicule comme ça mais tout de même au début le Kaiser's et le Rossmann de Warschauer Straße me donnaient carrément le cafard.

      En tout cas c'est une mutation vraiment drastique qui ne laisse personne indemne, ne serait-ce que du fait de l'augmentation rapide des loyers.

      Il y a beaucoup de choses à dire!

      Merci pour ton commentaire et à bientôt :-)

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  3. Lu dans le Zitty actuel: "Rammstein-Sänger Till Lindemann und Schauspielerin Sophia Thomalla ziehen nach Prenzlauer Berg. Lindemann lässt sich dort ein Dachgeschoss ausbauen. Die Gentrifizierung des Bezirks ist damit wohl abgeschlossen."

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    1. Attends, si ça se trouve ils vont faire des super-teufs méga underground dans leurs lofts!

      Ou pas.

      Ils habitaient où avant? Je croyais que toutes les stars allemandes avaient déjà une Dachgeschosswohnung à Prenzlauer Berg.

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Un petit bonjour ?

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