mercredi 30 novembre 2011

Américanisation : Thanksgiving m’a tuer

C’est promis, ceci est le dernier volet de cette série automnale impromptue sur mes récents déboires alimentaires, du moins pour l’instant. Après, après j’arrête et je passe à autre chose, juré, craché, croix de bois, croix de fer (oh laffreux nazi !)...

Mais laissons là ce vain bavardage et entrons sans plus attendre dans le vif du sujet, si vous le voulez bien.

Cela me pendait au nez depuis bien longtemps déjà. Après toutes ces années de cette vie d’Érasmus attardé, je ne pouvais que m’attendre à recevoir tôt ou tard une invitation à fêter un Thanksgiving à l’américaine ; ce n’était plus qu’une question de temps. Et cette année, comme pour rattraper le temps perdu, ce n’est pas une, mais deux soirées de l’Action de Grâce qui ont été organisées dans mon entourage, et auxquelles j’ai été gentiment convié par les plus canado-américanophiles de mes amis. J’ai prudemment choisi de décliner la deuxième invitation reçue au lieu de tenter d’honorer les deux et de faire plaisir à tout le monde comme j’ai tendance à faire habituellement. Avec le recul, ce fut une décision extrêmement judicieuse, car un seul repas de Thanksgiving par an suffit amplement à tout individu normal. Un mois avant les fêtes de fin d’année, je m’acheminais, sans le savoir, vers une soirée de blindage de bide infernal, comme je n’en avais jamais connu auparavant.

En fait, c’est quoi Thanksgiving, au juste ? Pour moi, cette fête a toujours rimé avec ces épisodes de séries télé américaines au scénario cousu de fil blanc : la maîtresse de maison, mère dévouée et épouse parfaite, enfilait comme il se doit son plus beau tailleur beige, se parait de son collier de perles favori et des boucles doreilles assorties, se laquait la chevelure en un brushing de dimensions colossales et, un infatigable sourire sur son visage impeccablement maquillé, passait aux fourneaux une journée entière de dur labeur qui, après moult péripéties ébouriffantes, se terminait invariablement dans une ambiance gnan-gnan autour d’une dinde farcie encore plus volumineuse que la coiffure en béton de maman. Un peu comme ça :

"Mon Dieu, faites que Maman change de coiffeur, s'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît"

Dans la vraie vie, ce n’est pas tellement différent, en fait. Bien sûr, comme pour toute tradition séculaire, les origines de cette célébration sont obscures et s’expliquent de diverses manières : expression de la gratitude des colons après de longues et périlleuses traversées maritimes, fête des récoltes, gage de leur survie aux hivers rigoureux du Nouveau-Monde, célébration de la bonne entente des Européens avec les Indiens et du rapide anéantissement de ces derniers, les racines de cette tradition sont multiples. Il y a le Thanksgiving purement canadien, qui en VF (ou plutôt en VQ) s’appelle «jour de l’Action de grâce», et le vrai Thanksgiving, l’américain évidemment, celui de la télé. Que c’est compliqué, tout ça ! Le plus simple est de retenir qu’en gros, l’intérêt de la fête est de se retrouver en famille ou entre amis pour une curieuse cérémonie d’adoration rituelle d’une grosse volaille rôtie au four avant de s’empiffrer à en perdre connaissance. Ils sont fous ces Ricains.

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Revenons à notre petit Dankgebung berlinois, après toutes ces digressions. Forcément, une soirée aussi mémorâââble se prépare fort longtemps à l’avance : vous recevez votre invitation trois bonnes semaines avant le jour J (prévoir un dîner trois semaines à l’avance chez les gros cools de Berlin, c’est dans le même ordre de prévoyance que 7 mois d’anticipation à Paris, grosso modo) et êtes prié de donner votre réponse au moins une semaine avant la date prévue. Dans les jours qui précèdent le grand moment, la tension monte : vous recevez des e-mails de plus en plus directifs de la part de vos hôtes manifestement stressés. On vous précise votre contribution exacte pour que le dîner soit «parfait» : trois bouteilles de vin rouge pour untel, 2 kg de patates douces et 1 kg de citrouille pour tel autre, etc. Et ne vous avisez surtout pas à faire le malin, hein. Rien n’est laissé au hasard. L’attitude relax et à la bonne franquette des soirées berlinoises auxquelles vous êtes habitués, vous pouvez oublier. Au moment où vous vous rendez compte du traquenard dans lequel vous vous êtes fourrés, il est trop tard pour décommander. Vous êtes donc attendu de pied ferme le samedi soir à 18 heures.

Il est vrai que Thanksgiving tombe habituellement un lundi d’octobre au Canada, et un jeudi de novembre aux States. Mais à Berlin, pour des raisons pratiques, on fête Dankgebung le samedi, parce que le jeudi, on bosse et par conséquent on n’a pas le temps de se permanenter la chevelure, de se glisser dans un tailleur beige et de passer la journée aux cuisines.

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Purée de patates douces au beurre 
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Habillage

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Laura n'a pas ménagé sa peine

À 18 h 28 tapantes, je franchis le seuil de l’appartement de Daniel (*) mon collègue canadien, et commence illico à débiter un flot d’excuses pour justifier mon retard et implorer sa clémence. Mais ce n’est pas du tout nécessaire : l’ambiance est électrique. Dans le rôle de la housewife modèle, Laura (*) la Germano-américaine, et Britta (*), son assistante dévouée et quelque peu terrorisée, sont bien trop occupées à se dépêtrer avec les quatorze plats à divers stades de préparation pour remarquer mon petit écart aux règles d’or de la ponctualité allemande. L’entreprise est tellement gigantesque que la cuisine de Daniel ne suffit pas du tout : il nous faut un deuxième four. Du coup, nous avons également annexé la cuisine de Basil (*), notre collègue russe qui habite l’immeuble d’en face et a gentiment accepté de prêter son appart’ pour l’occasion, alors qu’il n’est même pas à Berlin du weekend. Cette situation cocasse m’inspire immédiatement une blagounette que je ne peux m’empêcher de partager avec la communauté : «C’est marrant, à chaque fois que les Allemands manquent d’espace vital, il faut toujours qu’ils annexent des territoires russes». Daniel et Laura, magnanimes, me font une grimace condescendante, les autres préfèrent jouer à ceux qui n’ont rien entendu. Un flop aussi splendide, ça s’arrose : je m’offre une rasade de chablis pour me donner du cœur à l’ouvrage.

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Et ce n’est pas le boulot qui manque. Certes, la dinde, que nous avons affectueusement baptisée «Charlie», est déjà en train de dorer au four et les desserts sont déjà prêts depuis la veille, mais nous sommes loin d’en avoir terminé. Il nous faut encore préparer le gratin de «macaroni and cheese», la purée de patates douces, les rutabagas, les sauces, le corn bread, la douzaine d’accompagnements. Laura jongle avec ses multiples recettes de chez Cook.com, trois minuteurs, de mystérieux ustensiles chromés, et distribue des instructions à sa petite troupe d’assistants maladroits mais pleins de bonne volonté. On multiplie les allers-retours diligents entre la cuisine de Basil et celle de Daniel, des plats fumants dans les mains. Malgré la pression, l’ambiance reste excellente. Le vin blanc a peut-être un peu aidé. Peu de temps avant la touche finale, un trio de retardataires canadiens arrive enfin, pouffant de rire, un tourbillon de fraîcheur dans cet univers de labeur. L’un d’entre eux est vêtu de jaune de la tête aux pieds. «Aaah, je comprends mieux pourquoi on grille des pépins de citrouille depuis tout à l’heure : c’est pour nourrir le canari», chuchoté-je, moqueur, à l’oreille de Nikolaus (*), le mari de Laura. Deuxième bide de la soirée. Allez hop, un autre verre de vinasse pour faire passer la pilule !

Charlie juste avant la découpe
La table est dressée, une fois, une deuxième, et allez, une troisième fois tiens, jusqu’à ce que l’alignement soit parfait. Enfin, il est temps de s’attabler. Sans nous en apercevoir, nous commettons un péché capital : au lieu de nous recueillir tous ensemble devant la silhouette monumentale de la dinde au centre la table en disant God Bless America, nous découpons Charlie sans cérémonie dans la cuisine et la servons, en lambeaux, dans un grand plat, pour faciliter le service. Erreur fatale : le Dieu de la Dinde de Thanksgiving nous fera payer ce manque d’observation des rites canoniques. Les ennuis commencent immédiatement. Laura, après avoir passé environ six heures à cuisiner et à se démener pour LE soir, se sent soudain très mal avant même d’avoir commencé à dîner. Rien de gravissime ni de complètement inhabituel : il lui arrive de souffrir de migraines qui la poussent au bord de l’évanouissement. Elle passera toute la soirée allongée dans la chambre d’amis et ne mangera quasiment rien du festin qu’elle a organisé. Aïe.


Au salon, les plats font maintes fois le tour de la table : purée de patates douces, «squash» (une variété de courges), rutabagas, «Serviettenknödel» pour la touche germanique, cranberry sauce, corn bread (un pain de maïs maison) et de prodigieuses quantités de dinde, bien sûr. Après tout, Charlie pesait 7 kg tout de même... C’est délicieux, mais finalement assez lourd, et les mélanges de saveurs, franchement inhabituels.

Peu à peu, certains convives commencent à se sentir mal. Difficile de dire ce qui nous arrive ainsi, mais à l’exception des Canadiens, nous sommes tous en proie à une indigestion fulgurante et carabinée. La dévouée Britta et un autre invité allemand ne parviennent même pas à garder leur repas dans l’estomac. Pendant le dîner, on les voit se lever à tour de rôle, partir aux toilettes, squattent la salle de bain pendant un long moment, et ils ne reviennent plus. Le dessert (apple pie et pecan pie) finit par être servi à un comité fortement réduit de survivants. Je n’ai plus faim, mais ces tartes ont l’air tellement appétissant, ce serait un crime de ne pas y toucher, me dis-je... J’avale une bouchée de pecan pie, et tout à coup, c’est la fin : pris d’une forte nausée, je quitte aussitôt ma place pour m’écrouler sur le canapé. Pour moi aussi, c’est game over. Je passerai le reste du dîner dans un état de torpeur semi-consciente, réveillé par des gargouillis de mauvais augure dans mon estomac et des nausées vertigineuses. À la fin de la ripaille, seuls les Canadiens se portent bien, ils se régalent des desserts. «Il y a même des muffins au chocolat tiens. Tu en veux, Canari ? Oh oui, avec plaisir, Colibri. Oh c’est vraiment délicieux ce dessert !» Tous les autres sont KO. Thanksgiving, c’est trop sympa dites donc, pourvu que l’on soit doté de l’appareil digestif adéquat.

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Vers 23 h 30, je me rends enfin à l’évidence : je ne serai pas du tout en état de sortir faire la fête à l’issue de ce fabuleux banquet. En deux SMS laconiques, je capitule et préviens les amis que j’avais prévu de retrouver au bar après le repas. Le dîner se termine vraiment en eau de boudin.

À minuit, les «Européens» (et assimilés) du lot, déconfits et penauds, prennent congé de Daniel, le pas lourd, une main sur le ventre et l’autre devant la bouche, tandis que le Canari et les autres invités canadiens, repus, heureux, en pleine forme, le plumage brillant, piaillent de satisfaction et prennent leur envol dans la nuit berlinoise pour une mémorable tournée des boîtes de nuit, sans doute. Je m’affale dans un taxi à destination de Friedrichshain avec Britta ma voisine de Kiez, et, arrivé enfin à destination, m’écroule au lit pour une nuit nauséeuse et particulièrement difficile. Contrairement à l’infortunée Britta et à cet autre Allemand dont le nom me passe, j’ai réussi à digérer le repas sans reflux majeur, mais j’ai eu l’estomac barbouillé et des hauts-le-cœur récurrents pendant deux jours, jusqu’à lundi soir.

Que de souvenirs impérissables pour mon premier Thanksgiving ! Je retiendrai tout de même que les mets étaient délicieux, et que Laura et Britta se sont donné beaucoup de mal pour nous faire plaisir. La prochaine fois peut-être ? On verra bien... Britta a déjà annoncé qu’elle ne se sent pas prête à remettre le couvert pour l’an prochain. Laura n’est pas emballée non plus. Quant à mon estomac, il est encore aux abonnés absents.

Verdict : Thanksgiving, on a testé et... on a raté le test, mais alors complètement !

(*) Les prénoms ont été modifiés

Les dernières minutes de bonheur et d'insouciance avant que tout parte en live

9 commentaires:

  1. Hmmmpfff!! C'etait quoi? Les rutabagas? La dinde? Pas les patates douces, j'en ai mangé au Canada, y a rien de plus digeste... :-(

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  2. C'est pas le repas qui est en cause, c'est le vin :appeler du Chablis de la vinasse tu allais forcement t'attirer les foudres de St Vincent (ou de Pan si tu préfères ou Dionysos). Y en a je vous jure ils connaissent pas leur chance de vivre dans un pays où la "vinasse" se trouve à tous les coins de rue ;-)

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  3. @ Little Cat : la patate douce, on en mange aussi en grande quantité aux Antilles, elle est même encore plus sucrée... mais sans beurre :-)

    Je sais toujours pas ce qui nous a perturbé à ce point, les Canadiens se sont portés comme un charme, et les autres ont morflé sévère.

    @ E. Tu as raison : en Allemagne, pays de bière, on ne traite pas le vin avec la déférence qu'il mérite ! Pour avoir séjourné en Syrie et avoir galéré pour trouver un bar correct à Alep, je comprends bien ton impatience devant ce genre de commentaires :-)

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  4. C'était "La vengeance de la dinde tueuse".

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  5. Quelle aventure ! ^^ Perso, j'ai jamais fêté Thanksgiving mais décrit comme ça ça donne pas trop envie ^^

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  6. Et je suis vraiment jalouse. Cette petite américaine à Versailles a completement oublié la fête cette année. Pas de pumpkin pie, pas de dinde, pas de....

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  7. @ Alain et Cécile - en fait c'était quand même très bon ! Dommage que les choses aient mal tourné... la prochaine fois on aura peut-être plus de chance.

    @ Victoria - oublié Thanksgiving ??? Eh bien je crois qu'il est grand temps que vous acquériez la nationalité française :-)

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  8. Je reviens d'un Thanksgiving super sympa, organisé par ma belle-soeur (afro-américaine) à Paris... je crois que l'erreur, c'est de vouloir TOUT goûter et de ne pas oser dire non ! (mais la rigueur allemande joue un grand rôle dans votre hilarant récit).
    Bref, j'ai beaucoup ri, surtout à la légende de votre photo, "Mon Dieu, faites que maman change de coiffeur" ; une belle-soeur avec des dreadlocks, et pas de doute : la dinde passe beaucoup mieux, et le reste avec. Il ne vous reste plus qu'à essayer Thanksgiving... en Martinique.
    Bien à vous
    Alicelittrop

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    1. Merci pour votre visite Alice! Et ravi de savoir que le premier Thanksgiving ne tourne pas forcément au désastre pour tout le monde.

      Je suis un peu curieux et vorace, voilà j'ai été puni. Cette année, nous n'avons malheureusement pas retenté l'expérience de Thanksgiving. Une fois nous a suffi :-)

      Bien à vous également.

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