dimanche 27 mai 2012

Interro surprise !

C’était un samedi de mai comme un autre, au marché aux fruits et produits bio de Boxhagener Platz, au cœur de Friedrichshain. Bottes d’asperges par milliers et barquettes de fraises au quintal, à l’ombre des tilleuls et des hipsters en fleurs

"Erdbeeren- und Spargelzeit!" (C'est la saison des fraises et des asperges!)
Ah bon ? Ca alors, je n'avais pas du tout remarqué ! Boxhagener Platz, le 26 mai.
«Hallo, ich möchte bitte... Kir..., Kirch...sch..., euh, Kir...schen. Kirschen?»

Regard intimidé, suppliant presque, de l’étranger aux prises avec la langue locale, et qui espère avoir prononcé un baragouin à peu près intelligible. Petit mouvement indécis du menton en direction des susdits fruits à la belle teinte rouge profond, satiné, parfumé.

Voyez-vous, il m’arrive parfois, mais trop rarement, de tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de me hasarder à prononcer une phrase en allemand. Ce faisant, j’arrive à ne pas massacrer la grammaire goethique à tout bout de champ, mais question fluidité de la diction, le résultat est peu probant. Dans ce cas précis, alors que je m’apprêtais à acheter mes premières cerises de l’année, une opération tout ce qu’il y a de plus banal dans le brouhaha des marchés printaniers de Prusse et de Navarre, mon cerveau au taquet a anticipé la chausse-trape archiclassique et a brutalement sonné l’alarme juste avant que je ne laisse échapper une ânerie. “Achtung!” m’apostrophe-t-il (mon cerveau, donc). “Fais gaffe l’ami! Qu’achète-t-on habituellement au marché? Des cerises (Kirschen), ou alors des églises (Kirchen)? Te fais pas avoir pour la cent-dix-huitième fois, on te rira encore au nez!” Dûment mis en garde, j’ai redoublé de prudence. L’ennui, c’est qu’à force d’hésiter de la sorte avant de me jeter à l’eau, je passe pour quelqu’un qui n’est pas fichu d’aligner deux phrases en langue teutonne, peut-être même, le Ciel m’en garde, pour un touriste. La réaction de mon interlocutrice ne se fait pas attendre, conformément à l’instruction 5.b) du chapitre III du manuel  «Comment être sympa avec les étrangers» distribué par le Bundesministerium de l’Intérieur (les deux premiers chapitres étant consacrés à l’importance du sourire). Un vrai cas d’école, en somme:

«Cherries? How many? Five hundred grams?
– Ja bitte, fünfhundert Gramm, das ist super.
– That’s €4.95 for five hundred.
– OK, danke. Aber ich spreche auch deutsch!»

Il y a des moments où mon orgueil d’immigré installé en terre teutonne depuis presque quatre ans se rebiffe, et refuse que l’on insiste pour me répondre en anglais (souvent fortement germanisé au demeurant) alors de toute évidence, moi, en face, je m’exprime et me fais comprendre dans un allemand approchant la perfection à peu près passable même quand je ne suis pas bourré. C’est agaçant, à la longue, cette manie de me prendre pour un visiteur étranger en goguette. Ich bin auch ein Berliner, verdammt! Tenez-vous-le pour dit.

«Ach so, du kannst deutsch? Na dann, sprich einfach! Sei nicht so schüchtern!!
– Ja, ich weiß...
– Sehr schön. Noch was dazu?»

(«Ah bon, vous parlez allemand? Mais alors, parlez, enfin! Ne soyez pas si timide!!
– Oui, je sais, je sais...
– Très bien. Et avec ça?»)

«Mmh... Ich möchte auch Aprikosen bitte.
– Fünfhundert auch?
– Ja, fünfhundert.
– Fünfhundert Stück

(«Mettez-moi aussi des abricots s’il vous plaît.
– Encore cinq-cents?
– Oui, cinq-cents.
– Cinq-cents abricots?», s’enquiert-elle, souriante, avenante, félonne.)

Deux secondes de silence perplexe. Comme souvent, lorsque je surprends un Allemand à dire quelque chose de manifestement absurde, j’ai de réflexe de m’interroger et de rationaliser la situation en m’auto-désignant coupable : assurément, j’ai tout compris de travers, gros lourdaud d’étranger que je suis. Sauf que là, à cet instant précis, et les cagettes de fruits m’en sont témoins, il n’y a vraiment pas de doute possible. Elle m’a bien demandé si je veux 500 abricots à l’unité. Tiens donc, v’là aut’ chose.

«Nein!! Fünfhundert Gramm!
– Sehr gut! Ich wollte nur mal dein Deutsch ausprobieren. Fünf Euro.»

(«Bah non, quoi. Cinq-cents grammes !
– Très bien ! Je voulais juste tester votre allemand. C’est cinq euros.»)

Leçon du jour : derrière chaque vendeuse de fuits et légumes de la Bundeshauptstadt, derrière cette façade de bonne humeur et d’affable politesse, se cache potentiellement une khôlleuse d’allemand autodidacte, pédagogue amatrice mais non moins retorse et sadique, qui tend sournoisement des pièges linguistiques à ses clients étrangers pour, à ce qu’elle prétend, «tester» leur niveau de langue à leur insu. Parjure ! Trahison ! Félonie ! De quoi me donner des sueurs froides en allant m’acheter des barquettes de fraises jusqu’à la fin de ma vie.

À Fort-de-France, les marchandes de légumes ont mieux à faire que de jouer les Bernard Pivot du dimanche. Leurs collègues berlinoises devraient peut-être en prendre de la graine ? Et au kilo hein, pas à l’unité...

26 commentaires:

  1. Ma fille partage ta frustration. Elle suivait des cours d'allemand au lycée et elle a decidé de passer quelques semaines chez une famille allemande. Le moment ils ont compris qu'elle était completement bilingue francais/anglais, TOUTE la famille a commencé de lui parler en anglais. Mais ce n'etait pas le but! Elle a réussi quand meme d'avoir un 11 en allemand pour le bac donc ce n'était pas catastrophique. :-)

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    1. Beaucoup d'Allemands de ceux que je connais bien, ou que j'ai rencontrés juste une fois ou deux, adorent pratiquer leurs langues étrangères avec les Ausländer. Mais j'ai aussi rencontré une minorité qui préfère éviter à tout prix de devoir prononcer plus de deux mots en anglais, même s'ils pourraient y arriver, avec un peu de volonté (l'attitude qui, à ce qu'on m'a dit, est la plus répandue chez les Français).

      Mais cette famille allemande si prompte à parler anglais a quasiment saboté le bac de ta fille ! Skandal!!! La prochaine fois il faudra prendre une assurance pour éviter ce genre de tromperie sur la marchandise... :-)

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  2. He he, j'ai le même problème avec Kirschen/Kirchen, j'ai dû demander je sais pas combien de fois du jus ou du schnaps d'église :p

    Ca m'énerve aussi qu'on me réponde en anglais quand je trébuche en allemand, et pareil je continue en allemand :p Et des fois j'ai même droit à des "Bist du/Sind Sie französin?" "La France oh la la ... charmant"

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    1. Dans le fond je les trouve sympas ces remarques... je le prends comme une marque d'intérêt à notre égard. Et les Allemands étant ce qu'ils sont (genre plutôt carrés et pas trop portés sur le badinage superficiel), s'ils le disent c'est qu'ils le pensent vraiment. Parfois je me dis que tout de même, dans les énormités qu'on leur sort, certaines doivent être à mourir de rire, comme par exemple du schnaps d'église quoi (c'est quoi? du vin de messe plus corsé que de raison?)

      Mais quand ils passent à l'anglais, oui c'est vexant!

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  3. C'est dingue comme attitude non?

    Bon c'est pas comme aux US ou les gens (relativement rares, il faut l'avouer) se permettent de te corriger alors qu'ils ne savent même pas parler une autre langue mais quand même... C'est quoi cette attitude, tu fais l'effort de parler dans leur langue et ils t'emmerdent?

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    1. Oui c'est fou, mais moi ça m'amuse ! Et puis au moins elle a arrêté de me parler en anglais, c'était le but. C'était pas de la méchanceté, juste de l'humour allemand (je suppose/j'espère!)

      J'aime pas trop que les gens me corrigent, même si cela aide à progresser, évidemment. Mais c'est énervant, oui. Cela ne m'arrive presque jamais, heureusemen. Pourtant il y aurait de la matière!!!

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  4. Oui il faut se battre pour parler allemand! C'est un véritable honneur réservé à une élite!
    Ou aller dans des coins paumés avec des germanophones monolingues.

    Je suis également une grande mangeuse d'églises teutonnes.

    Bon marché!

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    1. Eh ben, avec tous ces étrangers qui passent leur temps à manger des églises, on comprend que la foi soit en perte de vitesse en terre teutonne!

      Oui, on m'a dit que la langue allemande est encore prédominante dans les régions rurales et reculées, dans les trous paumés où personne ne va, où des vaches prénommées Yvonne deviennent des superstars locales, voire nationales. Et encore, dans ces petits Dörfer, on ne parle que le dialecte du cru!!! Donc là encore, pour l'étranger de passage, c'est "Pech gehabt!" :-)

      Quand on y pense, c'est tout de même cruel de me jouer de tels tours pendables, qui me plongent dans la perplexité et me font à chaque fois douter de moi-même...

      Bonne semaine à toi!

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    2. J'ai lu dans mon "Zeit" adoré que:
      "In Baden Württemberg spricht man alles außer hochdeutsch!". :)) J'oublie souvent la présence de nombreux dialectes.

      * Dans le Bade Wurtemberg, on parle tout, sauf le (haut)allemand!

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    3. Oui, c'est une espèce de slogan publicitaire de la région. C'est plutôt bien trouvé. D'ailleurs, la version que je connais est encore plus marrante, c'est Wir können alles, außer Hochdeutsch ("on sait tout faire, sauf parler l'allemand standard").

      ;-)

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    4. C'était ça que j'avais lu. Merci de rétablir la Vérité!
      Mais j'avais interprété "können" avec le sens de parler comme dans Ich kann Deutsch. Je parle allemand. ;)

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  5. Maintenant je comprends pourquoi tu es arrivé à Prenzlauerberg si tard ;-) acheter des fruits, prendre une leçon privée d'allemand puis vite écrire post pour narrer cette aventure. Mais les cerises étaient bonnes!

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    1. Euuuh, mais non, du tout dutoutdutout! Flûte! Grillé! Arffff...

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  6. En France ça risque pas d'arriver vu que les français ne parlent que français! Je ne saurai te dire si la méthode allemande est plus douce :)

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    1. Ah tiens, je croyais que l'expression consacrée était "les Français parlent aux Français". Je dois confondre avec autre chose!

      :-)

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  7. Génial! J'adore "nicht so schüchtern" C'est typiquement berlinois, ça :-)

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  8. C'est vrai que c'est une attitude typiquement berlinoise. Je trouve ça plutôt sympathique, ça prouve au moins que ton interlocuteur s'intéresse à toi. Au fait, tu savais qu'en allemand, quand on trouve quelqu'un peu sympathique, on peut dire qu'il ne fait pas bon manger des cerises avec lui ("mit ihm ist nicht gut kirschen essen")? CQFD.

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    1. Oui, tout à fait d'accord avec toi, je l'ai pris à la rigolade ce petit échange :-)

      Merci en tout cas pour m'avoir appris une nouvelle expression! Je ne connaissais pas. Elle est rigolote! C'est vrai que j'aime pas du tout, mais alors pas du tout manger des cerises avec des gens pas sympas!

      Enrichir ma connaissance des expressions locales, "Das ist die Kirsche auf dem Kuchen" :-)

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  9. Je comprends tout à fait ! D'origine suisse, j'habite à l'Ile Maurice et je suis plutôt fière de parler un créole quasiment parfait (je ne peux pas tracer les deux derniers mots dans le commentaires comme tu le fais dans ton billet ;). Il n'y a donc rien qui m'exaspère plus que les marchands qui me répondent en anglais ! (même s'ils ne poussent pas le bouchon jusqu'à me faire des cours de langue ;).

    Au passage, j'aime beaucoup ta manière de nous narrer tes aventures.

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    1. Tu as appris le créole??? Total respect! En Martinique, très très peu de "Métropolitains" (tu tomberais dans cette catégorie, Suisse ou pas Suisse, désolé...) l'apprennent. Il est vrai que notre créole, aux Antilles, est plus éloigné du français et donc moins accessible que le créole des Mascareignes (pour le peu que j'en sache) mais quand même, respect! Tu parles déjà deux des langues véhiculaires à Maurice, et tu as malgré tout appris la troisième, c'est tout à ton honneur :-)

      Pour moi, c'est pas demain que je serai capable de parler le dialecte berlinois, le "créole" local!

      Merci pour tes visites et tes messages en tout cas. Bon weekend au soleil!

      :-)

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    2. Oui, je sais que peu de monde le fait. Mais j'ai habité pendant plus d'un an chez ma belle-famille, j'étais donc "dans le bain". D'autant plus que ma belle-mère ne parle pas très bien le français; maintenant, c'est beaucoup plus facile d'échanger. Merci beaucoup pour le compliment, ça me fait rougir *blush*

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    3. Effectivement, dit comme ça, cela se comprend parfaitement... quelle chance, une langue qui s'apprend en un an! Si seulement je pouvais en dire autant avec l'allemand... *soupir*

      :-)

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  10. Hier, à Figueres (extrême sud de Berlin) le Kilo de cerises (et des super buenas) : 5,60€!

    Le kilo !

    Donc le transport coûte cher.

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    1. Le transport, un maillon de revendeurs intermédiaires en plus je suppose... oui à la fin ça fait cher! Mais ici, avec un kilo de fruit achetés, on nous offre une petite leçon de grammaire! ;-)

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Un petit bonjour ?

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