mercredi 4 mai 2011

1er mai à Berlin (1ère partie) : Les galeries d'art de Mitte

Programme chargé en ce weekend du 1er mai dans la deutsche Hauptstadt. Le printemps est là, le beau temps est au rendez-vous et donne envie de profiter au mieux des parcs et des activités en plein air après une semaine confiné au bureau (et même pas à Berlin dans mon cas). 

Pourtant, un des rendez-vous culturels de l'année avait lieu du 29 avril au 1er mai pour les amateurs d'art, dans les espaces feutrés des nombreuses galeries de la ville. Je n'ai pas la prétention de faire partie des mordus de galeries, mais mes amis m'ont donné le choix entre les deux possibilités suivantes : aller me faire voir tout seul au soleil si ça me chante, ou alors passer un peu de temps avec eux au Berlin Gallery Weekend, une sorte de super-foire pour amateurs et professionnels, permettant de sauter de galerie en galerie comme les ivrognes font la tournée des grands-ducs le vendredi soir. La comparaison est moins farfelue qu'il n'y paraît, car certaines créations semblaient sortir tout droit de l'imagination torturée d'individus sous l'emprise de substances hautement psychotropes. J'ai fait de mon mieux pour pousser des «Oooooh» et des «Aaaaah» au diapason des connaisseurs que j'accompagnais docilement, risquant de temps à autre une opinion timidement discordante, du style «C'est plutôt bof cet enchevêtrement de lignes et de petits points à l'encre de Chine tu trouves pas ?», pour mieux m'entendre rétorquer «Attends mais c'est génial, elle est trop kiffante cette artiste !»

Allez, l'expérience était tout de même enrichissante, alors je vais faire de mon mieux pour en donner un aperçu.

Fair Trade by Leila Pazooki, Galerie Christian Hosp - Halle am Wasser de Berlin Moabit, sur un ancien terrain vague derrière le Hamburger Bahnhof.
L'artiste de renommée internationale Leila Pazooki s'attelle à un défi ambitieux qui souligne les problématiques de la mondialisation, le rôle des musées dans la société contemporaine, les relations et tensions existant entre l'économie de marché, l'authenticité artistique et les courant fluctuant entre cette myriade de facteurs.
À travers une installation dynamique en galerie et des séries de peintures, le projet illustre une relation théorique entre le monde hermétique de l'art valorisé par les musées et la culture de la production de masse à bas coût qui prospère depuis quelques décennies, en particulier dans les économies émergentes d'Asie. À l'instar des fausses montres, des imitations de chaussures et des sacs contrefaits, des copies des œuvres d'art peuvent être produites pour une infime fraction de leur valeur marchande, nous obligeant par là même à réexaminer les valeurs toutes relatives d'une œuvre et de cette aura intrinsèque qui lui confère son caractère unique et sa qualité. (...)
Gloups ! Pour faire court et accessible au plus grand nombre (ceci est un blog populiste), l'artiste mondialement connue Lili Bazooka a choisi au hasard une œuvre d'art peinte par un autre, Lucas Cranach l'Ancien, mort il y a 460 ans et sans ayant-droit connu, ce qui limite commodément les risques de se retrouver en difficulté pour de sombres questions de propriété intellectuelle, a demandé à 100 artisans originaires du non moins célèbre village chinois de Dafen, et leur a demandé de reproduire, au mieux de leurs capacités, L'Allégorie de la Justice. Les cent faussaires anonymes ont gentiment planché sur leur copie (c'est le cas de le dire) pendant les sept heures imposées par la pionne, pardon, la jeune artiste iranienne, qui a récolté tout le mérite à la fin. Ah ! Que c'est beau la mondialisation. Moi aussi je devrais mettre des Chinois à contribution pour développer bénévolement mon blog, c'est ça l'avenir tiens. Toutefois, persiflage à part, le résultat est tout à fait saisissant : un mur de cent Allégories de la Justice, toutes différentes (plus ou moins “chinoises”, plus ou moins nues, plus ou moins belles, différemment proportionnées, le visage et le regard plus ou moins orientés vers le spectateur, etc.) mais si étrangement ressemblantes, même les plus “ratées” du lot. Et le petit laïus traduit en français par mes soins prend tout son sens.

Un détail du mur de "contrefaçons" de L'Allégorie de la Justice


Anna Lehmann-Brauns, projet DEAF, Galerie Greulich - Halle am Wasser, Berlin Moabit
Die in Berlin lebende Künstlerin und Absolventin der Leipziger Hochschule für Grafik und Buchkunst beschäftigt sich in ihrer Arbit mit Räumen als Ort individueller Erinnerung sowie mit Raumkonstruktionen und besonderen Licht- und Farbsituationen. Ihre Arbeit ist mehrfach ausgezeichnet und wird kontinuierlich ausgestellt.
Les non-germanistes, rassurez-vous, vous n'avez pas loupé grand-chose. Bref, l'artiste leipzigoise se tape une amusant délire à prendre des photos de nuit, de préférence derrière des vitres recouvertes de buée, de givre ou de vapeur condensée, et livre des impressions intéressantes de nos paysages urbains, tristes et banals, à travers un jeu de lumières, de matières et de reflets transformés par la présence d'eau à ses différents états physiques. Intrigant mais en fait pas mal du tout, cette attention portée aux spectacles ordinaires que nous voyons chaque jour sans y prêter attention.




Sabine Banovic, Nachtfalter (Papillon de nuit), Galerie Jarmuschek + Partner - Halle am Wasser, Berlin Moabit.
(...) Les lignes filigranes, les traces, les nodules et les taches qui tout à la fois forment et dissolvent les corps et les paysages constitutifs de l'œuvre de Banovic nous prennent dans ses dessins de grandes dimensions, et nous immergent dans des mondes parallèles et des formes de pensées mystiques. Tout comme la nature, ses œuvres semblent nous cacher quelque chose, un secret insaisissable, et c'est cet aspect en particulier qui rend si séduisants les dessins de l'artiste (...)



Beaucoup de blabla, de lignes et de taches à l'encre. Arfff. Je n'ai pas du tout “adhéré” au projet mais j'ai trouvé sympa d'apercevoir dans la galerie la table “Lack” de chez Ikea qui a décoré mon minuscule salon parisien pendant trois ans, ornée d'un chouette bouquet de tulipes et d'un autre bouquet de fleurs indéterminées dans une bouteille de Sekt. Eh oui, en matière d'ameublement et de décoration intérieure, j'ai donc la même sensibilité que les plus grands artistes du monde. Il y a de l'espoir qu'un jour, moi aussi...

Faisons une pause au milieu de tout cet art pour parler un peu de l'événement en lui-même. Ce sont officiellement 44 galeries berlinoises qui participent à ces trois jours, plus des dizaines d'autres en “off” si j'ai bien compris, et ce dans toute la ville. Pour aller d'une galerie à l'autre, on a le choix entre ses deux pieds, ses propres moyens de transport (le vélo étant l'idéal tout de même, par exemple pour atteindre les friches de la Halle am Wasser de Moabit, surtout s'il fait beau), ou alors, pour les oligarques russes et autres Ducs de Cambridge, des navettes BMW conduites par des Men in Black à oreillettes... Eh oui, pendant que la masse tente vainement de se cultiver en s'immergeant dans “des mondes parallèles et des formes de pensées mystiques”, il y en a qui ne sont pas là pour enfiler des perles, et réalisent de juteuses transactions.


Les plébéiens peuvent, à défaut d'être en mesure de se délester de quelques millions pour des gribouillis, accoupler leurs iPhones pour s'échanger les photos qu'ils viennent tout juste de prendre, de la même œuvre mais vue sous un angle d'une différence infinitésimale, grâce à la magie de l'application “bomp” ou “bump”, je crois. Je tiens à préciser que je n'ai toujours pas cédé...


La Halle am Wasser du quartier sinistre de Moabit, connu principalement pour sa prison et pour ses salles de jeux glauques, se situe sur un terrain vague, vestige du no man's land que le Mur de Berlin a laissé par endroits, comme par exemple au Mauerpark. Une portion de Mur occupe encore son emplacement initial, sans pour autant attirer les milliers de touristes qui convergent grégairement à Potsdamer Platz ou à East-Side Gallery.



Mais revenons à nos expos. L'une des galeries phares du weekend, c'était, comme vous le savez, SPRÜTH MAGER BERLIN LONDON, sur Oranienburger Straße (la rue de la galerie C/O et de feu Tacheles, ou presque), qui a exposé triomphalement les chefs-d'œuvre de l'énormissime artiste Sterling Ruby, basé(e) à Ell'Aye, lesdits chefs-d'œuvre étant regroupés dans une exposition intitulée I am not free because I can be exploded anytime. Tenez-le-vous pour dit :
Cette exposition est une fantaisie paranoïaque qui se manifeste dans une série d'œuvres incorporant les lettres RWB, non seulement dans leurs titres, mais aussi dans un schéma de couleur rouge, blanche et bleue (donc Red, White and Blue). Nul besoin de rappeler que ce sont les couleurs des États-Unis d'Amérique. Par l'utilisation de cet acronyme, l'artiste crée une puissante rêverie dissociative : les USA deviennent les RWB.” Ben ma bonne dame...
Le titre de l'exposition, I AM NOT FREE BECAUSE I CAN BE EXPLODED ANYTIME, tire son nom d'une œuvre picturale collaborative réalisée en 1983 par Jenny Holzer et l'artiste spécialiste des graffitis, Lady Pink. Fasciné(e) par cette œuvre des années durant, Ruby a récemment découvert que ce slogan auto-référentiel pouvait être contextualisé dans le discours politique actuel à propos du terrorisme, en référence à l'obsession américaine de liberté et de la haine anti-américaine qui peut en découler (...)
C'est vraiment trop fort car je n'avais pas lu ce petit laïus avant de voir l'expo, et du coup j'ai admiré bêtement de grandes sculptures tricolores aux formes intrigantes sans me douter un instant que j'écoutais une opinion sur la War on terror. J'aurais apprécié l'expo d'une manière radicalement différente si j'avais perçu le message politique pendant ma visite.




Mais Sterling Ruby va bien plus loin. On sent bien qu'on a en face de soi un artiste qui a plus d'une corde à son arc, et qui a un message à porter dans des domaines de création très divers. Ainsi, après avoir doctement étudié le message politique de Sterling Ruby, nous sommes entrés d'un pas distrait et nonchalant dans la salle contiguë, sans faire attention au message d'avertissement aux parents très discrètement affiché dans l'embrasure de la porte, ni prendre garde au fait que l'exposition que nous étions sur le point de voir s'intitulait fort à propos The Masturbators. Alors, nous sommes tombés nez à... euh... nez donc, avec ça :



Le choc. Sur deux salles, ou trois, franchement, je ne sais plus, des vidéos sont projetées sur les murs qui montrent des hommes en train de se faire plaisir. Et ça y allait à fond, dans tous les sens, avec bruitages et accessoires. Ma photo est curieusement soft car elle donne l'impression que les membres étaient pudiquement cachés par une main remplissant le rôle de la feuille de vigne sur les peintures de la Renaissance. Détrompez-vous ! Et ça y allait encore et encore. Hélas, trois fois hélas, l'expo n'était pas accompagnée d'un petit résumé explicatif comme pour les précédentes, ce qui laissait le spectateur dans le plus grand désarroi pour comprendre le message profond et subtil que l'artiste veut lui suggérer. Permettez-moi de vous proposer mon humble analyse maison, qui vaut son pesant de cacahuètes :
Étant donné que vous venez de vivre le plus intense moment de branlette intellectuelle de l'année à l'instigation de Sterling Ruby, l'artiste vous invite maintenant à passer, séance tenante, de la théorique à la pratique. Enjoy! Parents, attention, les images peuvent choquer vos bambins de moins de 9 ans, et encore. Maman, Maman, ils font quoi les Monsieurs ? Oops, trop tard, sorry les enfants. De toute façon, dans 5 ans vous en ferez de même.

Ai Weiwei, Le Rocher, L'Arbre - Galerie Neuger Riemschneider - Linienstraße, Berlin Mitte.

Je sens que votre attention commence à flancher, alors je zappe les quelques autres galeries de photos et de sculptures que nous avons visitées sur les Linienstraße et Auguststraße, pour finir en beauté. Au fond d'une cour calme et arborée de Mitte, la galerie Neuger Riemschneider expose Rocher et Arbre, deux œuvres monumentales de l'artiste chinois Ai Weiwei, kidnappé par les autorités chinoises le 3 avril dernier, alors qu'il allait monter dans un avion pour Berlin. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je crois qu'on n'est pas près de le revoir, ce pauvre homme. Jusqu'ici, la Chine ne s'est pas beaucoup laissé attendrir par les appels mollassons de “L'Occident” en faveur des droits de l'Homme. Au fait, quelqu'un a reçu des nouvelles de l'actuel lauréat du prix Nobel de la Paix, Liu Xiaobo, dernièrement ?



Quoi qu'il en soit, j'ai maintenant mes chouettes badges vachement engagés, en versions anglaise, allemande et chinoise. Vivement que j'aille à Pékin montrer aux autorités chinoises que je ne cautionne pas leurs méthodes. Ça va barder.

Les arbres étaient à l'origine des bonsaïs cultivés par l'arrière-grand-père d'Ai Weiwei.
Malheureusement, le vénérable bisaïeul n'avait pas vraiment la main verte.

Merci aux organisateurs du Gallery Weekend 2011, et à mes amis de m'y avoir traîné presque à mon corps défendant, c'était sympa pendant trois heures. Trois jours, je demande à voir. Et après tout ceci, j'ai une énorme envie de Musée d'Orsay et d'art “normal”, là tout de suite !

6 commentaires:

  1. C'est quand tu veux pour une expo Manet alors!
    et ben dis-donc, ce fut néanmoins un we enrichissant...de différences et de certains regards (en dépit de ta réticence, ton récit atteste que tu as été conquis par toutes ces bizarreries artistiques..)
    Les galeries institutionnalisées oui bien sûr, mais je trouve regrettable tout ce qui se passe dans le domaine artistique berlinois en ce moment...et lorsqu'on atteint une forme de gentrification ou rétribution organisée /art, point n'est besoin de regarder dans la direction de la grande muraille...je pense qu'il devient urgent de nettoyer devant sa porte avant non?
    tchuss

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  2. Hello Sophie, merci pour ce commentaire matinal. En effet, à quoi ça servirait d'aller à des expos sans être un peu bousculé ? Bon parfois les artistes en font des tonnes, et il est vraiment permis de se demander où finit l'art et où commence le gros vulgaire dénué de sens (sérieux j'ai un gros doute sur "The Masturbators" mais c'est mon opinion personnelle d'Antillais conservateur et coincé). Quel plaisir alors de se replonger chez Manet ou ces impressionnistes, qui eux aussi ont fait scandale à leur époque d'ailleurs...

    Eh oui Berlin est sur une très mauvaise pente sur le plan de la cohabitation entre les "créatifs" et les autres, mais tout de même on n'a plus vu d'artiste berlinois enlevé par les autorités et emprisonné sans procès depuis belle lurette... Et d'une certaine manière, les riches mécènes qui se faisaient véhiculer en BMW d'une galerie à l'autre devaient être liés au moins en partie aux forces du "Mal" qui gentrifient la ville à tout va.

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  3. Matinale, t'exagère un peu là...
    Oui et là est le vrai mal...
    la liberté d'expression qui est moins visiblement brimée est tout aussi dangereuse sinon plus que celle qui l'est ouvertement.
    C'est comme ça que l'on crée du politiquement (in)correct, et des situations compréhensives en tout genre...
    Quant à l'expo sur les hommes projetés, lol...c'est un certain regard posé sur une pratique certainement artistique lorsqu'elle est collectivement partagée, non?
    Sauf si l'intention était de dénoncer le Mal du mâle de l'époque moderne, collectionneur en tout genre mais si seul dans le fond...
    oui ce genre d'images chocs et vulgaires permettent le libre cours de la pensée du spectateur et en ce sens il y art puisqu'il y a création imaginative au-delà de l'incompréhension d'une démarche.
    de la poésie je te dis...
    et c'est quand tu veux pour Manet ou Chagall à grenoble

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  4. Ce sont des pistes de réflexion qui se tiennent tout à fait, chère Sophie. Tu as un certain talent pour explorer les significations cachées ou épaissir le mystère par des analyses obscures... Comme quoi, on peut trouver beaucoup de chose à dire des "Masturbators". Raison de plus pour savoir ce que l'artiste voulait nous dire... je vais essayer de faire des recherche si un jour je m'ennuie :-)

    Pour Chagall à Grenoble, ça risque d'être difficile tout de même ! Déjà il faudra que j'aille voir Néfertiti au Neues Museum avant qu'elle soit renvoyée en Égypte...

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  5. les propos 2nd degré n'ont pas pour visée d'explorer les significations cachées ou épaissir le mystère par des analyses obscures...
    mais bon, encore faut-il le décrypter (le 2nd degré).

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Un petit bonjour ?

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