jeudi 12 mai 2011

Tu t'intégreras dans la douleur - Première partie


Ah, les joies inénarrables de l'expatriation ! On se frotte à une nouvelle culture, on chamboule ses certitudes sur le monde, on apprend à douter de ce qui tenait autrefois de l'évidence même, on s'émerveille de toutes ces différences qui rendent la moindre visite à la boulangerie aussi palpitante qu'un tour de Space Mountain. Tout ceci ne se fait pas sans quelques mésaventures désopilantes, typiques de l'Ausländer qui trébuche maintes fois et se heurte, parfois douloureusement, aux us et coutumes de son pays d'adoption dont il avait sous-estimé la singularité. Voici quelques exemples types issus de la checklist des Bourdes Classiques du Français débarqué en Allemagne :

– Vous vous êtes trompés sur la manière de laisser le pourboire - Check


Coupe du monde de foot 2010 vue à Tiergarten
– Vous vous êtes pointés chez Real ou Kaisers le premier jour avec une carte Visa et bien entendu, et au moment de passer à la caisse, vous n'avez pas pu payer vos courses ("EC-Karte, c'est coâ ça?"), alors qu'une énorme file d'attente, rappelant des images de Kiev en 1988 que vous avez vues dans Envoyé Spécial, s'impatiente derrière vous. Seule technique pour sauver la face : fuir en abandonnant toutes vos provisions sur le tapis, et bien sûr dribbler le vigile à la porte - Check

– Vous avez commandé "une autre bière s'il vous plaît" (ein anderes Bier bitte) et avez reçu pour toute réponse un "Et alors laquelle ?" souligné par un regard perplexe disant clairement "ach, ces étrangers" de la part d'un serveur à qui on ne la fait pas - Check.

– Vous avez fini par comprendre, au bout de la quatorzième fois, qu'il faut dire "encore une bière s'il vous plaît" (noch eins bitte) pour doubler sereinement votre commande, éviter le malentendu ci-dessus, et vous épargner un haussement d'épaules méprisant, car si vous demandez une autre bière, l'Allemand, qui prend tout au pied de la lettre, croit que vous voulez vraiment une autre bière, pardi - Check.


– Vous avez voulu faire la bise à une demoiselle qui, gênée par cette intrusion hostile dans son Lebensraum, a eu un mouvement de recul de la tête, tout en vous tendant ostensiblement la main pour une poignée virile. Check.

– Vous avez fait une bise sonore pile dans l'oreille d'une autre demoiselle qui, elle, voulait vous étreindre d'un "hug" chaleureux à l'américaine. Caramba, encore loupé ! Après quoi, la bise, vous avez laissé tomber - Check.

– Vous avez organisé une soirée vins-fromages chez vous et, comble de l'horreur, n'avez pas pensé à prévoir en quantité suffisante le seul ingrédient vraiment important, la clé de voûte pour une collation réussie en Germanie, et dont l'absence peut tout gâcher: de la bière - Tchèque. Non, pardon, Check (ha, ha). Manon raconte très bien ce fiasco typique ici.


Friedrichshain, décembre 2010 : une pile de neige =
un support idéal pour graffiti
– Vous comblez les lacunes de votre vocabulaire gruyèresque en enrichissant la langue de Goethe de toutes sortes de néologismes futés mais qui tombent à plat. "On ne dit pas retroaktiv, on dit rückwirkend enfin" - Check.

– Vous comblez les lacunes de votre vocabulaire en germanisant sans vergogne des termes français et en espérant, priant tous les saints du paradis, que ça passera. Et bien sûr ça ne passe jamais. Au club de badminton : Mein Freund da möchte eine Rackette leihen (mon pote voudrait louer une "Rackette"). Réponse moqueuse: Aha, ein Rakete leihen. Naja mal sehen... ("Ah bon, louer un missile ? Eh ben on va voir ça..."). Vous finissez par perdre vos illusions: parler l'allemand, vous n'y arriverez pas sans apprendre des milliers de mots barbares par cœur - Check.

– Vous êtes régulièrement humilié en public à cause des déficiences de votre prononciation de vache espagnole, et êtes persuadé que vous auriez moins de problèmes si certains y mettaient un peu moins de mauvaise volonté: Hörnchen (croissant)Non. Hündchen (petit chien)Non. Ach sooooo, HÜHNCHEN! (du poulet). Oui du poulet, diantrefoutre, je parlais de fricassée de poulet, pas de fricassée de croissant ni de fricassée de chiot. Si ce n'est pas de la persécution, ça - Check.

– Double check si votre boulangère, cette perverse, refuse de vous servir tant que vous n'avez pas prononcé intelligiblement le mot Sonnenblumenbrötchen en imitant à la perfection son accent turc, et s'amuse, un rictus sadique sur les lèvres, des contorsions de votre mâchoire, de la veine qui palpite sur votre tempe et des gouttes de sueur qui perlent sur votre front - Checkcheck.

– Vous persistez à tout comprendre de travers : on vous invite à un tournoi de tennis, vous acceptez avec joie tout en vous enquérant prudemment du niveau de jeu des participants, sur quoi l'on vous répond poliment que vous étiez convié à venir regarder les matchs, pas jouer hein, non mais oh l'aut' là - Check.
 

– Malgré tout, vous vous obstinez à baragouiner l'allemand et mettez un point d'honneur à massacrer la langue de Goethe en toute circonstance, car vous êtes un local désormais. Petit à petit, vous êtes passés de l'époque où des larmes de gratitude vous venaient aux yeux dès que l'on daignait vous adresser la parole en anglais par charité envers vous, au stade advanced où à chaque fois qu'un Allemand vous parle en anglais, vous le vivez comme un échec cuisant. L'anglais, c'est pour les touristes - Check.

– Vous avez réappris à envisager votre corps comme une chose normale et naturelle, à vous débarrasser de cette encombrante pudeur latine, et si une accorte demoiselle évoque sans ambages le Durchfall (la diarrhée) qui a pourri son weekend, ou qui vous dit, comme si elle commentait le bulletin météo, Die Russen kommen (l'Armée Rouge arrive...), ce n'est pas sale, c'est la nature - Check.

– D'ailleurs, vous avez appris à ne pas montrer trop d'étonnement si les septuagénaires qui bronzent à côté de vous au Volkspark ou au Langer See par une chaude journée d'été sont nus comme au jour de leur naissance, exhibant nonchalamment bourrelets, varices, membres chenus, épidermes flasques et ridés... et tout le reste, à l'action bienfaisante du soleil estival - Check.

– Vous avez aussi appris à ne plus glousser comme une collégienne à la seule mention du KitKat Club, et avez même promis à votre amie Anja qu'un jour vous testerez ce lieu de perdition avec elle - Check.

– Vous avez pris l'habitude de faire des retraits de 100€ minimum au distributeur de billets, car même la sacro-sainte EC-Karte n'est pas du tout une alliée fiable - Check.

Friedrichshain, août 2010 : mon balcon, mon Éden.
– À force de recevoir des courriers de plus en plus menaçants du GEZ, vous avez fini par craquer et avez tout avoué, tel un maquisard acculé jetant l'éponge face à la cruelle opiniâtreté de la Gestapo : oui, vous possédez un ordinateur, oui, une radio aussi, jawohl, Herr Obersturmbannführer, vous allez la payer cette satanée redevance audiovisuelle (un vrai Allemand n'a que faire de ces vains ultimatums, reste flegmatique face aux missives apocalyptiques du GEZ et ne paye jamais sa redevance) - Check.

– Vous vous êtes habitués à répéter votre nom, à l'épeler à la vitesse de l'éclair en utilisant des lettres comme "tsé", "yott", "ha", "faou", et à vous accommoder de toutes les manières possibles d'écorcher votre patronyme sans le prendre comme une attaque personnelle - Check

– Double check si on vous a déjà répondu, philosophe : "De toute façon, ce ne serait pas drôle si tout le monde s'appelait Müller" - Checkcheck.

– Vous avez dit un jour "janz jut" pour faire cool, mais votre pitoyable tentative de parler le dialecte berlinois avec un énorme accent français vous a plutôt attiré des petits rires étouffés et des regards compatissants, voire un "so süß" assassin qui vous a guéri à jamais de toute velléité de vous mettre au berlinerisch - Check.

– Vous avez multiplié les compromissions, renié vos principes, vendu votre âme - Check.

– Vous rechutez, encore et encore, répétez vos erreurs, et les humiliations vont croissant à mesure que vous vous dites que depuis le temps, vous pourriez faire mieux - Check.

En somme, vous avez surmonté bien plus de difficultés que ce à quoi vous vous attendiez, et même si vous êtes loin de maîtriser parfaitement la langue, vous savez désormais vous débrouiller dans toutes les situations ou presque, vous comprenez les codes culturels, vous pouvez improviser et déduire la bonne attitude à avoir dans une situation nouvelle grâce à votre expérience du pays et de sa culture. Bref, vous êtes intégré. Alors prenez garde, ami étranger ! C'est au moment où vous commencez à vous sentir à l'aise, à vous reposer sur vos lauriers, au moment où vous vous accordez le droit de baisser la garde, c'est à ce moment-là que vous vous exposez aux pièges les plus redoutables d'entre tous ceux qui vous guettent et dans lesquels vous êtes tombés à pieds joints jusqu'ici...

La suite au prochain numéro.

8 commentaires:

  1. Chouette article!

    Et se pointer à 9h30 à un rendez-vous pro alors qu'on t'avait dit "halb neun"?
    Check et honte pour moi ;)

    RépondreSupprimer
  2. Ah oui, la liste est longue. Heureusement, je suppose que personne n'a commis vraiment toutes les bourdes possibles. Ce serait inhumain !

    RépondreSupprimer
  3. J'étais totalement morte de rire devant mon ordi! :D
    "janz jut" c'est ganz gut?

    Sinon au niveau tentative de germanisation des mots, je me rappelle au collège (cela ne me rajeunit pas), un de mes petits camarades avait tenté "parlieren" pour "sprechen". Jolie tentative mais...non! ^^

    RépondreSupprimer
  4. Eh oui ! Je vois que le dialecte berlinois n'a plus de secrets pour toi ! Bon, c'est une chose de le comprendre, et c'en est une autre de le parler en ayant un air "naturel" et pas affecté.
    "Parlieren" au lieu de "sprechen", là je dois dire qu'il avait fait fort ton petit camarade ! Quand même hein :-)

    Mais vu qu'ils ont les verbes "amüsieren", "flanieren" et "dinieren" (d'accord, plus personne ne le dit, c'est du langage de grand papa aristo), on est effectivement tenté d'essayer la solution de facilité qui ne marche presque jamais...

    RépondreSupprimer
  5. Très bon billet! Mais bon, sonnenblumenbrötchen c'est compliqué à dire, moi l'humiliation je me la tape quand la boulangère (enfin, la vendeuse de chez kamps, quoi) ne comprends pas quand je lui demande... un croissant!
    Et d'abord comment tu fais pour avoir des fraises déjà mures, toi???

    RépondreSupprimer
  6. Merci JvH! Je compatis si tu as du mal à te faire comprendre sur "croissant". Comme je disais, ça irait mieux s'ils y mettaient un peu moins de mauvaise volonté :-)
    Et les fraises "déjà mûres", elles datent d'août 2010, comme le dit bien la légende ! Pour l'instant mes fraisiers sont encore loin de donner satisfaction !

    RépondreSupprimer
  7. Je suis entrain de me poiler devant mon ordi!!!! Mes collÈgues sont à côté ils ont dû se demander ce qui se passe .... Excellent! PAr contre, y a un truc auquel je n'arrive pas à me faire ce sont les horraires ici, c'est logique les jours se lèvent plus tot et se couchent plus tot aussi, donc les Allemands vivent plus tôt commencent à penser à l'Abendbrot à 17h30!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

    RépondreSupprimer
  8. Cool Little Cat ! Ravi d'avoir ruiné ta crédibilité au bureau, gnark, gnark :-)

    Comme toi, je suis un vrai "Morgenmuffel" (un joli mot hein) et je suis presque toujours le dernier arrivé au bureau le matin... gloups. Heureusement, je suis aussi parmi les derniers partis. Mais quand il fait nuit à 16h, bah en fait ça fait bizarre de rester encore jusqu'à 19h au bureau !

    RépondreSupprimer

Un petit bonjour ?

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...