Décembre 1987. Par un dimanche chaud et ensoleillé, comme il se doit en Martinique, un enfant de six ans voudrait bien passer la journée à s’amuser avec son petit frère, à jouer pendant des heures avec ses figurines articulées des Chevaliers du Zodiaque comme tous les morveux de son âge et à se réjouir de l’arrivée prochaine de Noël. Pourquoi pas, tant qu’on y est, faire ses devoirs aussi, tiens? Au lieu de cela, il s’ennuie ferme sur une satanée piste d’aéroport. Quelle journée pourrie! Oh, pourtant il s’en passe, des choses. La piste est noire de monde; il y a des tambours, de la musique. Mais les chants sont plutôt monotones. Il est question de «fachis», de «rasis» et de «kolonyalis». À six ans, l’enfant est peut-être encore un peu jeune pour connaître la signification exacte de ces termes, mais en Martinique, on apprend bien assez tôt qu’ils ne veulent rien dire de bon, surtout les deux derniers. Et les hommes qui chantent et agitent des pancartes, transpirant sous leurs casquettes ou leurs chapeaux bakouas traditionnels, n’ont d’ailleurs pas tous l’air de bonne humeur. Le supplice s’éternise. Mais quelle sale journée!
«Papa, qu’est-ce qu’on fait là?
– On est venu accueillir Le Pen.
– Quel prêtre? Où il est?
– Le Pen, chéri. Il est dans l’avion.»
Pour la première fois de ma vie, j’entendais parler de Jean-Marie Le Pen. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nan j’déconne. Je ne me rappelle plus grand chose de cette effroyable journée, à part la foule, la chaleur, le tarmac brûlant sous le soleil, la soif, l’ennui, cet avion qui faisait des tours dans le ciel, les slogans que je ne comprenais pas bien, et ce trait d’humour de mes parents que j’avais encore moins pigé que tout le reste: «Mais si on veut accueillir le Peigne, pourquoi on bloque l’aéoport?» C’est débile un enfant parfois...
Dans le monde des adultes, en cette toute fin d’année 1987, la campagne présidentielle fait rage, et le leader frontiste se rend en personne aux Antilles prêcher la bonne parole xénophobe qui a fait de lui une star en «Métropole», une lointaine contrée située à mi-distance entre le Groenland et la Sibérie, et au climat identique. L’habile tribun de l’inégalité des races avait vraiment mal calculé son coup cette fois-ci: les Martiniquais l’attendent de pied ferme. Convoqués par les partis indépendantistes, des centaines (peut-être des milliers, voire des millions) de personnes envahissent le petit aéroport du Lamentin et défilent sur la piste pendant ce qui m’a semblé durer des heures. Grâce à l’inaction des forces de l’ordre, qui ont pris le parti prudent de ne pas se ranger du côté de l’affreux «rasis kolonyalis», l’opération est un succès total. Après plusieurs tours impuissants dans le ciel (disons, entre quatre et deux-cent-soixante-quinze rotations), le Boeing 747, vaincu, finit par se détourner vers la Guadeloupe voisine, emportant avec lui sa cargaison de haine, dont nous entendions les imprécations et vociférations jusque sur la piste. Là, la légende dit que les Guadeloupéens ont réussi à se mobiliser pendant la demi-heure de vol qui les sépare de l’île sœur et à empêcher l’atterrissage de l’aéronef maudite sur leur sol sacré. J’avoue que je n’en sais trop rien, et il me semble tout de même peu probable que le gros n’avion ait eu assez de kérosène en réserve pour repartir, queue basse, vers Orly et sa froidure hivernale, sans se ravitailler sous nos cieux. La légende dit aussi que cette épopée aérienne a inspiré le scénario du film Die Hard 2 - 58 Minutes pour vivre, sorti trois ans plus tard. Cela me semble déjà carrément plus plausible. Mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’en ce jour de 1987, les bonnes gens de Martinique ont défendu vaillamment leur île contre l’intrus, qui a dû aller se faire pendre ailleurs.
Le Pen a décliné un rôle de figuration dans le film inspiré par sa mésaventure martiniquaise. Dommage. |
Pourtant, au fond, personne ne peut accuser l’ancien leader frontiste de ne pas aimer les Antillais ou d’avoir tenu en public des propos désobligeants envers nous. Mais Le Pen se traînait suffisamment de casseroles et de «bons mots» pour que l’odeur de soufre le précède de loin et déclenche une réaction épidermique (c’est bien le cas de le dire) chez un peuple qui se veut français mais noir, non, français et noir, pas «mais».
Ainsi, l’on récolte ce que l’on a semé. C’est à peu près l’expérience, en nettement moins spectaculaire tout de même, qu’a faite cette semaine l’écrivaillon à succès et ancien politicien Thilo Sarrazin, une sorte de Georges Frêche prussien en moins drôle, comme je disais là. Depuis longtemps déjà, ce n’était plus tout à fait un secret que Herr Sarrazin ne portait pas vraiment les étrangers dans son cœur, bien qu’il soit membre de la SPD, le parti social-démocrate allemand. Mais en ce jour de 2010 où il a publié l’ouvrage qu’il lèguera à la postérité, son Deutschland schafft sich ab, il a clairement dépassé les bornes. Il est vrai que l’on sort du légitime «Qui aime bien châtie bien» lorsque l’on accuse les immigrés musulmans et leur descendants de rendre la nation «idiote», même si une telle accusation vient au milieu d’autres constats bien plus défendables en toute objectivité.
Sarrazin sera obligé de se déguiser pour visiter Kreuzberg dorénavant, conclut Der Postillon |
Dimanche ou lundi (l’article de Spiegel ne le précise pas), l’ex-sénateur de Berlin, ex-administrateur de la Bundesbank, ex-politicien fréquentable, s’est fait jeter comme un vulgaire Le Pen d’un restaurant turc à Kreuzberg, sous les huées de la foule. «Sarrazin privé de kebab!», ironise l’article. Mon analyse personnelle est que les Deutschtürken kreuzbergois ont montré leur côté martiniquais (ce qui n’est pas qu’un compliment...), et s’ils savaient parler créole, ils auraient sûrement chanté «Sarrazin déwò» avec un tambour, ce qui sonne nettement mieux que «Sarrazin raus» à mon humble avis... Mais l’éconduit, diablement coriace, n’a pas tardé à tourner l’incident à son avantage, sans doute comme Le Pen a su le faire il y a bientôt 24 ans de cela. Se remettre en question? Jamais de la vie! «Un ancien sénateur de Berlin, à qui l’on ne reproche rien d’autre que d’avoir publié un livre contenant des statistiques et des analyses gênantes, se fait virer du quartier berlinois qui se prétend être le fer de lance de l’intégration allemande. Malheur à nous si les conditions qui prévalent à Kreuzberg devaient se généraliser à toute l’Allemagne!» vaticina alors d’une voix chevrotante, le nouveau millionnaire, enrichi des royalties de son brûlot.
Pauvre Sarrazin, si riche et si peu aimé. Mais si riche, hein. Tout comme Le Pen d’ailleurs. Moi aussi j’aime bien écrire des trucs. Et j’aimerais bien en devenir millionnaire en écrivant des trucs, comme Sarrazin. Et puis, sérieux, quand on est millionnaire, eh bien on s’en balance d’être privé de kebab dans les bouis-bouis de Kreuzberg... Mmmh. Je pourrais peut-être transformer les Chroniques Berliniquaises en blog d’extrême droite? Je m’y emploie tout de suite alors. Comme l’a dit Bernard Campan: «Rentrez chez vous les noirs et les bougnoules!»
Ce qui m'étonne c'est que les journaux s'étonnent... Il paraît qu'il y a un docu tourné par ARD ou ZDF sur "Sarrazin chez les Turcs", ça doit valoir son pesant de döner. Qui sème la xénophobie récolte des pains dans la gueule, que penses-tu du slogan. ;))
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=A7YscbjBK7Q
RépondreSupprimerTrès très bon ton slogan! Comment dire, tout en finesse :-)
RépondreSupprimerDommage que l'Allemagne n'ait pas de DOM-TOM, ce serait intéressant de voir la réaction des habitants :-)
En effet, ca va être du lourd ce docu, s'ils le réalisent vraiment. Ce cher Thilo était accompagné de journalistes "turcs" quand il s'est fait virer justement. Tu sais, il faut bien qu'il trouve quelque chose pour occuper l'espace médiatique, le pauvre. Pour l'an prochain, je le vois bien tenir une chronique franco-allemande avec Zemmour!
Merci cher(e) V. pour cette Vidéo. éVidemment, il n'y a pas à dire que les Turcs ne sont pas que de simples Victimes d'Allemands Vindicatifs et hostiles. On peut aisément reprocher à certains leur manque de Volonté de s'intégrer et leur propension à Vivre en Vase clos.
RépondreSupprimerC'est très jolie, cette histoire d'un jeune Martiniqais qui parle de la politique avec ses parents. Cela me touche.
RépondreSupprimerHéhé, merci cher EuroBalkan! J'étais toutefois encore un peu immature pour comprendre le fond du problème :-)
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