mardi 27 décembre 2011

Chronique Martiniquaise (5) : Jour de marché à Foyal

Née, selon l’état civil, un jour d’avril 1913, Mathusaline (*) est l’un de ces personnages qui, semble-t-il, ont toujours existé, tout simplement. Qui, de l’œuf ou de la poule, est arrivé en premier ?  Question idiote. Au commencement, il y avait Mathusaline, point. Depuis l’aube des temps (sans doute), coiffée de son grand chapeau de paille, elle arpente infatigablement la face du monde et surtout, y plante ses légumes avec la même industrieuse ténacité. Certaines personnes sont faites de cette trempe qui les rend complètement inusables, et Mathusaline appartient indéniablement à cette caste de quasi-immortels, au même titre qu’un Duncan MacLeod ou qu’un Gandalf le sorcier.

Mme Mathusaline, cultivatrice et doyenne du marché du Parc Floral


Au début de mon séjour annuel à la Martinique, il arrive toujours ce moment où, inquiet, j’interroge ma mère à son endroit : «Et Mathusaline alors, elle vient toujours sur le marché ?», redoutant la réponse toujours  plus, au fur et à mesure que le temps passe, inexorablement. Et année après année, mon incrédulité augmente lorsque ma chère génitrice me répond invariablement, sur le ton de l’évidence même : «Mais bien sûr, elle continue de venir». Ces dernières années, la réponse standard s’est certes étoffée d’un petit complément anodin, par souci de vraisemblance, sinon on commencerait à se poser des questions : «Elle est là un samedi sur deux seulement, tu sais, elle a un peu moins la forme». Assurément, pour quelqu’un qui va tranquillement sur ses 99 ans (selon la version officielle bien sûr), descendre de son jardin verdoyant à la campagne, par les routes sinueuses qui serpentent par “mornes” et par vaux, et venir faire la vente chaque samedi au petit matin sur le marché du Parc Floral, sous le chaud soleil martiniquais, c’est peut-être un peu fatigant voyez-vous. En revanche, tous les quinze jours, là, rien à dire... Certains racontent que ce n’est plus elle qui fait pousser les fruits et légumes qu’elle vend, et qu’elle aurait confié ce pénible labeur à son fils. Mais je suis sûr que ce ne sont que des racontars fabriquées de toutes pièces par quelque garnement d’octogénaire désœuvré et “malparlant” (médisant), car c’est bien ce que font les jeunes d’aujourd’hui, ces petits voyous. Aucun respect pour leurs aînés. Évidemment, je ne crois pas un mot à tous ces commérages.

Pour peser vos achats de fruits locaux, l’App Store propose un outil dernier cri : l’iBalance
Depuis mon enfance,  à chaque fois que j’ai accompagné ma mère au marché le samedi, la petite marchande de “légumes pays” était là, toujours gaie, toujours un mot gentil à la bouche pour nous accueillir, et aussi loin que remontent nos souvenirs, déjà fort âgée. «Eh bé, c’est toi qui est là avec ton fils ? Aïe bon Dieu, mon cœur est tellement contente [sic] de te voir», nous dit-elle aujourd’hui, dans le français fleuri et approximatif des «gens longtemps», dont nous avons ri plus d’une fois lors de nos déjeuners en famille. Ses gestes sont peut-être un peu plus lents qu’avant, mais ses petits yeux gris-bruns, profondément logés dans leurs antiques orbites, sont toujours aussi pétillants, et, à vrai dire, c’est surtout pour saluer celle que j’appelle respectueusement Madame Mathusaline, que je continue à venir le samedi matin avec ma mère, une ou deux fois l’an, avant que... vous savez... avant que, fatalement... oui, c’est dur à dire... avant que... avant qu’elle ne soit emmenée par des extra-terrestres sur la planète Antarès pour rejoindre les autres vieux du film Cocoon qui pètent la forme autant qu’elle.

J’espère bien être là pour assister au spectacle, et je vous montrerai le film, les photos et tout le tremblement, soyez-en assurés. En attendant, poursuivons notre visite du marché Max Ransay.
Une marchande d’ignames et de “giraumonssoigne la présentation de ses produits
En Martinique, nous avons cette curieuse manie de tout renommer. Les villes de Fort-de-France, Schœlcher ou Ducos s’appelaient autrefois Fort-Royal, Case-Navire et Trou-au-Chat, et s’en portaient très bien ainsi, mais non, il a fallu un jour les débaptiser. Il en va donc de même du marché du Parc Floral, qui est désormais officiellement désigné sous le nom de marché Max Ransay, en hommage à un chansonnier et troubadour martiniquais disparu il y a une paire d’années. Prenez-en bonne note. On y vend toutes sortes de fruits, fleurs et légumes locaux, et quelques produits d’artisanat.

Sans crier gare, une forte averse, soudaine et violente, peut interrompre les transactions en cours.
Rassurez-vous, dix minutes plus tard, le soleil brille à nouveau et tout rentre dans l’ordre.

En cette saison, les agrumes sont à la fête : les citrons verts, les oranges “douces” et oranges “amères” (plutôt vertes elles aussi en fait), et les grosses mandarines d’une teinte verdâtre tirant vaguement sur l’orangé, riches en pépins, sont omniprésents et succulents en ce moment. Les diverses variétés locales de bananes, dont je raffole, sont malheureusement plus rares : les bananeraies ont payé un lourd tribut aux cyclones et calamités de ces dernières années, et peinent encore à s’en remettre.

Pour votre gouverne, les concombres sont à “deu-euwo le kilo. Répétez après moi : deu-euwo le kilo.

«Bonjour Madame.
– Bonjour ma chérie.
– C’est combien le kilo de concombres ?
– C’est deu-euwo, doudou.
Deu-euwo ? Tout ça ?!
– Mais oui ma fille, mais ils sont bons tellement. Et puis frais ! Hier je les ai récoltés. Regarde comme ils sont beaux, ils ont une belle manière. 
– Bon d’accord, donne-moi ces deux-là alors. Et les ignames, tu me les donnes à combien ?
Twoi-euwo.
– Ah non, twoi-euwo c’est un peu cher quand même.
– Ah, ma fille, avec le mauvais temps, c’est raide hein, tu sais.
– Oui je sais.
– La semaine prochaine si-Dieu-veut, j’en aurai de plus belles, chérie.
– D’accord. Bon je dois y aller. Bonne journée.
– À samedi si-Dieu-veut !»

Cette vendeuse ne proposait pas les plus belles fleurs du marché, mais la scène était typique

Ananas (dites anana), ignames, patates douces, “giraumons” (le potiron “pays”), choux de Chine ou dachines (une sorte d’énorme bulbe comestible qui tient plus de la tulipe géante que du chou, si vous voulez mon humble avis), pastèques, pamplemousses, choux, laitue, carottes, tomates, corossols, “christophines”, avocats, melons, “oignon pays” (une sorte de ciboulette mastoc que les Guadeloupéens appellent d’ailleurs “cives), “oignons France” (l’oignon allochtone), épinards, bananes, “bananes jaunes” (le nom habituel de la banane plantain qui se consomme cuite), bananes “figues-pommes” et “freycinettes” (les bananes format XXS au goût XXL), “ti-nains” (bananes à cuire lorsqu’elles sont vertes), choux caraïbes, épices entières ou moulues, herbes aromatiques, poireaux, fruits de la passion ou “maracudjas”, haricots verts, noix de coco fraîches, que vous pouvez faire débiter au coutelas afin de vous désaltérer sur place... Tout est frais et provient directement du producteur.

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Il est des nôôôtres, il a bu son coco comme les au-autres !
«Ah non, je suis trop laid [sic] pour que tu me prends [re-sic]en photo», proteste Mamie Suzanne (*), gênée par l’intrusion du paparazzi. Elle baisse ostensiblement la tête et me présente son vieux chapeau de paille. Bien sûr nous n’avons aucun lien de parenté avec “Mamie, mais c’est sous ce nom d’artiste que tous la connaissent sur le marché du Parc Floral, car elle aussi a déjà un âge avancé. Cela étant dit, à côté de la vénérable Mathusaline, naturellement, elle n’est qu’une gamine dissipée, un jeune cabri sautillant, comme nous tous d’ailleurs. Ça tombe bien qu’elle détourne ainsi le visage, car en réalité je n’avais aucune intention de lui tirer le portrait. Ce qui m’intéressait, c’est son fabuleux étalage d’herbes : Mamie Suzanne est une spécialiste des “légumes à soupe”, et ma mère lui achète présentement deux grosses bottes de légumes servant à préparer deux soupes typiquement martiniquaises, la “soupe habitante” (“soup zabitan) verte et onctueuse, à la recette assez figée, et la... “soupe”, qu’on appelle tout simplement “la soupe”, reconnaissable à sa couleur orange que lui confèrent les giraumons. De consistance moins homogène que la soupe habitante, elle autorise à la cuisinière bien plus de fantaisie dans sa préparation.

Pour me remercier d’avoir été gentil et de ne pas l’avoir trop tourmentée avec mon appareil photo, Mamie Suzanne me donne un avocat bien mûr avant que nous ne prenions congé. C’est sympa, mais en fait il est déjà tellement ramolli qu’il en était devenu pratiquement invendable sans doute. Mais c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas. Moi aussi je suis contre le gaspillage. Elle nous voit partir avec un certain soulagement dans le regard.

Mamie Suzanne au travail avec légumes à soupe, dont entre autres les oignons pays, le giraumon et le persil.

Les derniers étals du marché (ou les premiers si vous arrivez à l’envers, hein) proposent d’autres types de produits à la vente, principalement des liqueurs, des jus, des épices séchées, du cacao, etc. C’est un tout autre domaine que je connais mal. En général, nous ne nous y attardons pas, car nous avons déjà traversé tout le marché, bien bavardé avec tout le monde, et le panier de victuailles pèse lourd... Ce qui fait que pour moi, ce secteur est un peu une terra incognita. De plus, en Martinique, ce ne sont pas les sources d’approvisionnement qui manquent pour se procurer des liqueurs et des épices. Et en général toute famille martiniquaise en obtient gratuitement de la part de la belle-sœur du cousin d’une voisine, qui aime préparer elle-même ses liqueurs maison. En acheter au marché, c’est plutôt pour dépanner...

Ah, enfin un vendeur sur le marché qui ne soit pas né avant-guerre !

Avec ses 90.000 habitants, Fort-de-France passe pour une grande ville. Aussi lui faut-il, pour tenir son rang de capitale, bien plus que ce petit marché riquiqui qui vivote en bordure des eaux insalubres du canal Levassor. Bien évidemment, il y a d’autres marchés au centre-ville : le marché de l’Asile, un peu plus central, et surtout le marché couvert, plus fréquenté des touristes (cela saute aux yeux), et qui est aussi une étape obligée pour les politiciens français en voyage aux Antilles, notamment lors des campagnes électorales. Il a la réputation d’être un peu plus cher que les autres (les produits qui coûtent deu-euwo au Parc Floral se négocient plutôt à deu-euwo cinquante voire troi-euwo ici), en tout cas il a indéniablement un autre cachet. Les allées sont propres, il n’y a pas de produits posés à même le sol, et les vendeuses sont nettement mieux habillées et portent de magnifiques chapeaux avec de jolis fruits peints de couleurs vives. Mais nous, les habitués du marché Max Ransay, nous avons Madame Mathusaline. Et toc.


Deux scènes du marché couvert de Fort-de-France la semaine dernière : c'est une autre ambiance.

(*) Comme d’habitude, les noms ont été changés. En réalité, Mathusaline a un très joli prénom, qui, sans être aussi caricatural, fleure bon lépoque “an tan lontan(au temps jadis) tout de même.

4 commentaires:

  1. Très content que ça t'ait plu! Oui c'est plutôt sympa le marché chez nous. Je ne m'en lasse pas. Merci pour ton commentaire.

    Bonne journée et à très bientôt!

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  2. Et donc en fait tu fais un article sponsorisé pour l'office du tourisme de Martinique c'est ça? :D

    C'est sympa en tout cas! :)

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  3. Bah oui tiens ! Quitte à passer mes vacances devant un ordi, autant me faire payer :-)

    Non ce ne sont que de petites tranches de vie normales que je souhaitais partager avec vous, d'autant que Mathusaline ne continuera peut-être pas à faire ce rude métier encore bien longtemps : elle sera bientôt emmenée par les aliens à son tour...

    Content que tu aies apprécié le texte. Bon réveillon à toi et bonne année 2012 !

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Un petit bonjour ?

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