dimanche 28 août 2011

An einem Sonntag im August... (billet cafardeux)

À Prenzlauer Berg, quartier général de la gentrification à tout crin et de la boboïtude triomphante à Berlin, si ce n’est dans le monde entier, on n’a que l’embarras du choix lorsque l’on souhaite se poser dans un bar branchouille et enfumé, une retraite tamisée à l’ambiance RDA vintage bien étudiée, où la peinture est perpétuellement écaillée sur les murs, et où le mobilier, forcément bancal et dépareillé, s’affaisse lourdement avec un soupir de fatigue sous le poids des ans et de notre postérieur, un de ces lieux où l’on peut déguster un chai latte ou un café galão après une journée de dur labeur, tout en se distrayant de ces silhouettes androgynes ébouriffées qui hantent le lieu en permanence, un Macbook air bien en évidence à côté du cendrier. En fait, c’est bien simple: dans le Kiez (le «tier-quar» en berlinois), il n’y a pratiquement que ce genre de tanières rétro pour se sustenter ou se rafraîchir le gosier. L’un de ces havres de sérénité au cadre chaleureux et au caractère désuet savamment cultivé est le café mystérieusement nommé An einem Sonntag im August, où le non fumeur peut s’installer en terrasse s’il n’a pas envie de «nourrir» ses poumons délicats en même temps qu’il sirote son café au lait, ou plutôt, son café groenlandais bio au lait de girafe albinos du Kilimandjaro.

La fameuse terrasse sur la Kastanienallee
Le café-bar est un local certes sympathique, mais n’a rien de franchement exceptionnel dans son environnement de la Kastanienallee (une espèce de rue Oberkampf berlinoise, mais en plus trendy, plus pentue et avec un tramway et nettement plus de poussettes), à part ce nom curieusement lyrique, dont je n’ai compris la signification que tout récemment. «Par un dimanche d’août» peut évoquer au profane que j’étais une anodine invitation à la paresse et au farniente sur une terrasse fleurie et ensoleillée, mais, traduite en allemand, et replacée dans son contexte berlinois, à deux pas du Mauerpark de surcroît, l’expression acquiert soudain une lourde connotation historique qui m’avait échappé tout ce temps. Car enfin, il ne s’agit pas de n’importe quel dimanche de n’importe quel mois d’août, voyons. Ce mois d’août, c’est celui de l’été 1961, et le dimanche, c’est bien sûr ce dimanche 13 août, lorsque les Berlinois qui n’étaient pas partis en vacances se réveillèrent pour trouver leur ville traîtreusement divisée par une frontière de barricades et de barbelés, une séparation précaire mais lourdement gardée et déjà verboten, et qui allait devenir le Mur de Berlin.

Des touristes font mumuse devant une des nombreuses fresques débiles de l'East Side Gallery, le 28 août
Ah, le Mur. La tarte à la crème par excellence pour qui découvre Berlin. Pour beaucoup, il se résume aux «gardes» costumés de Checkpoint Charlie avec l’immanquable You are Leaving the American Sector, et aux fresques bariolées de l’East Side Gallery, dont beaucoup ont été remplacées en 2009 pour fêter le vingtième “Mauerfalljubiläum” et n’ont désormais un rapport que très ténu avec le schmilblick, et devant lesquelles des milliers de touristes font les marioles et prennent des photos qui se retrouvent illico sur Facebook. À la vue de cet incessant spectacle disneylandien et de ces œuvres d’art douteuses qui servent bien plus à assurer l’auto-promotion d’artistes plus ou moins inconnus qu’à inviter à la réflexion et à évoquer l’histoire, le Mur a bien vite fini d’exercer sur moi la fascination qu’il suscite auprès des touristes: Berlin, en gros, est une ville divisée en deux moitiés par une attraction touristique kitsch à souhait qui serpente à travers ses rues.

Bernauer Straße, Gedenkstätte Berliner Mauer
Il a donc fallu que la ville commémore ce mois-ci le cinquantième anniversaire de l’érection du fameux Mur pour que je m’y intéresse à nouveau. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, puisque le jour J, ce samedi 13 août, nous avions le choix entre des commémorations barbantes tout en allemand, le Slutwalk pour nous distraire, et toutes ces activités estivales redevenues enfin possibles grâce au retour inespéré du soleil. Après une énième partie de beach volley, je me suis enfin décidé à visiter le Mémorial du Mur de la Bernauer Straße, à proximité immédiate, et que j’avais invariablement snobé jusqu’ici, préférant l’abandonner aux touristes. Et pourtant, quel contraste saisissant avec les clowneries vides de sens de l’East Side Gallery! Sur 200 ou 300 mètres, la Gedenkstätte Berliner Mauer s’étire le long de la Bernauer Straße, entre le mur intérieur et le mur extérieur qui constituaient la fameuse «barrière de protection antifasciste» construite par la RDA. Entre les deux, sur l’ancien no man’s land devenu pelouse verdoyante à l’herbe grasse en cet été pluvieux, force photos des années de la division de la ville, des dizaines de couronnes de fleurs déposées principalement par les partis politiques (allez savoir pourquoi), et le plus émouvant: des portraits des victimes du Mur, ces 136 Allemands de l’Est qui ont perdu la vie en tentant de franchir cette frontière ignominieuse. Un portrait, un nom, une date de naissance et une date de mort. La même association répétée une bonne centaine de fois (parfois, il n’y a pas de photo). Tous ces visages, le plus souvent souriants et heureux, ces courageux entêtés qui n’ont pas voulu se soumettre à la dictature, ces projets d’évasion échoués, ces souffrances et ces jeunes vies brisées, cela impose l’humilité et force le respect.


Sur ce mur, il y a deux portraits de garçons. Les trouverez-vous? Il s'agit de Lothar Schleusener, 13 ans, le plus jeune fugitif assassiné en 1966 par les gardiens du Mur, et d'Andreas Senk, 6 ans, tombé accidentellement dans la Spree et n'ayant pas pu être secouru, puisque sauter dans le fleuve, même pour sauver un enfant de la noyade, revenait à signer son arrêt de mort par fusillade.


Ida Siekmann

Ida Siekmann est morte 9 jours après l’apparition des premiers barbelés sur les trottoirs de sa rue, en fait, juste devant la porte de son immeuble, le 22 août 1961. C’était la veille de son 59ème anniversaire. Du coup, elle est l’une des rares victimes du Mur âgées de plus de 30 ans, et surtout, cela fait d’elle la toute première d’une longue et morbide litanie de ce que le Parti allait qualifier pudiquement de «tragiques accidents», selon un art consommé de l’euphémisme pervers. Dans son cas, il s’agissait vraiment d’un accident, puisqu’elle s’est mortellement blessée en sautant de son appartement situé sur la Bernauer Straße, et dont la fenêtre donnait directement sur Berlin-Ouest. Les pompiers ouest-berlinois l’ont immédiatement secourue, mais il n’y avait plus rien à faire. Elle était déjà décédée en arrivant à l’hôpital, dans cette moitié de la ville qu’elle avait tant voulue rallier. Par la suite, les autorités est-allemandes allaient condamner ou démolir les immeubles trop proches du Mur comme celui ou vivait Ida.

Le visage d'Ida Siekmann, et par transparence, les immeubles de la Bernauer Straße où elle a habité et où elle est morte. Est-ce son immeuble que l'on voit derriére?

Günter Litfin

C’est triste à dire mais, parmi les 136 martyrs du Mur tout comme dans n’importe quel groupe de gens, il y a les illustres inconnus, les “nobods” en quelque sorte, et les grandes stars dont tout le monde connaît le nom. Günter Litfin est de cette deuxième catégorie, et j’avais même déjà entendu son nom à plusieurs reprises. Sans doute se serait-il volontiers passé d’une telle célébrité et ne demandait-il qu’à poursuivre une existence banale, sans faire de vagues et sans passer à la postérité. Mais l’honneur que confère son statut de tout premier fugitif abattu par les garde-frontière est-allemands, le 24 août 1961 en plein après-midi, devant des dizaines de témoins, alors qu’il traversait à la nage le canal situé entre la Charité (à l’est) et la gare qui s’appelle aujourd’hui Hauptbahnhof (côté ouest), a fait de ce jeune tailleur de 24 ans seulement une icône. Sa famille endeuillée a créé un monument à sa mémoire, près de l’endroit où il a succombé.

Günter Litfin: jeune, beau gosse, talentueux, courageux, mort.

Peter Fechter

Autre victime au nom resté célèbre, Peter Fechter n’avait que 18 ans lorsqu’il est tombé, le 17 août 1962, soit un an après la division de la ville. Les circonstances particulièrement inhumaines de son exécution ont traumatisé les esprits, au point d’en faire une victime emblématique. Sa tentative d’évasion, suicidaire et désespérée, en plein après-midi et aux abords immédiats de Checkpoint Charlie, s’est soldée par un échec pour lui, alors que son compagnon de fuite, Helmut, en est réchappé miraculeusement sous une pluie de balles. Peter n’a pas eu cette chance. Grièvement blessé, il s’est écroulé dans le no man’s land entre les deux clôtures, il a hurlé de douleur pendant une heure et s’est vidé de son sang à la vue de tous. Personne n’est venu à son secours: ni les policiers ouest-berlinois qui ne pouvaient risquer leur propre vie, ni les soldats américains à proximité immédiate, qui ne voulaient pas s’immiscer dans ces «affaires purement allemandes» et envenimer davantage la situation explosive de cet été 1962, ni bien sûr, les soldats est-allemands, lâches complices d’un régime criminel et meurtrier. L’adolescent a donc agonisé ainsi en public, jusqu’au trépas. Une stèle l’honore aujourd’hui, à l’endroit où il est tombé, sur la Zimmerstraße.

Peter Fechter: je connaissais le nom mais pas le visage. C'est la jeunesse de ses traits qui a attiré mon attention.

Dorit Schmiel

Ce qui m’a attiré vers le portrait de Dorit Schmiel, c’est la jeunesse et la fraîcheur de cette frimousse féminine sur un mur de visages très majoritairement masculins, et cette pose rieuse et insouciante «à la Anne Frank». Le nom ne me disait rien, et je ne connaissais rien à l’histoire de cette couturière de vingt ans dont la vie s’est arrêtée une nuit d’hiver, en février 1962. Elle aussi a tenté de fuir avec un groupe d’amis, dans les brumes solitaires du nord du quartier de Pankow, à Rosenthal. Ce soir-là, personne n’a réussi à passer la frontière, car les fugitifs, apeurés, se sont arrêtés net après les premiers coups de feu, certains d’entre eux blessés, d’autres non. Seule Dorit n’a pas pu se relever, blessée mortellement à l’estomac. Une ambulance s’est hâtée lentement pour la secourir, mais quand elle est arrivée à l’hôpital, c’était déjà trop tard. Tous ses compagnons de fuite ont été jugés et lourdement condamnés à des peines de prison pour leur tentative d’évasion.

Le sourire radieux de Dorit Schmiel

C’est certain que le Mémorial de Bernauer Straße est nettement moins rigolo que l’East Side Gallery, mais les deux se complètent à merveille: le cirque et la cohue touristique cheap d’un côté, la dignité de la mémoire des victimes et le sobre rappel des faits de l’autre. Encore que, parfois, des fausses notes gâchent la solennité du lieu, et la digne retenue déserte elle aussi ce mémorial, comme par exemple lorsque le parti d’extrême gauche Die Linke, héritier de la SED au pouvoir pendant 40 ans en RDA, se joint lui aussi à la foule des organisations qui ont rendu hommage aux victimes. Forcément, cela fait tache, et certains ne cachent pas leur indignation. Vingt ans après la réunification allemande, la colère est encore vive.

Le parti Die Linke a laissé une couronne de fleurs à la mémoire des victimes.
Un peu comme sur Facebook, les réactions ne se font pas attendre.
Les assassins n'ont aucun scrupule! Honte à vous! C'est le ton des messages laissés près de la gerbe.

La couronne de fleurs déposée par la SPD n'a pas déclenché un tel torrent d'invectives. On apprend ici que ce sont 1613 personnes en tout qui ont péri en tentant de fuir la RDA. Côté positif: il y a eu tout de même 5045 évasions réussies pendant les 28 années d'existence du Mur, principalement pendant les premières années.

Le mémorial débute à la Gartenstraße
De nombreuses photos des trois décennies de division physique de la ville de Berlin nous replongent dans l'ambiance. Le panneau dit: "Fin du secteur français - Route barrée par le Mur de la Honte"
Curieusement, les partis d'extrême droite ont brillé par leur absence. Exception notable: le nouveau parti au positionnement populiste Die Freiheit, qui cherche encore à se faire un nom.
Mur de lamentations

6 commentaires:

  1. Moi je pleure à chaque fois que je vais au mémorial. Trop de morts absurdes, je ne comprendrai jamais, jamais.
    Mais très bon reportage de notre hôte :)

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  2. Je suis bien d'accord avec toi Caroline, c'est complètement absurde ! J'ai ressenti une très forte émotion moi aussi en visitant ce mémorial, ça m'a complètement secoué pendant plusieurs jours.

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  3. Moi j'avais été à Bernauer Strasse, visiblement j'avais eu raison. par contre je n'avais fait que le "parc", pas le bâtiment en face...

    J'avoue que Peter Fechter m'avait marqué...dans un autre genre, j'ai oublié son nom mais le dernier a avoir été tué, quelques mois avant la chute du Mur m'avait marqué aussi (bon pas son nom ok) je m'étais dit : "merde à quelques mois près...".

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  4. C'est clair, pour ceux qui sont morts en 1989, ça s'est joué à quelques mois à peine, notamment pour ce couple qui s'est enfui en montgolfière et n'en a pas réchappé :-(

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  5. Bravo pour pour votre blog, cette chronique-ci est très émouvante. Vos autres articles me font souvent mourir de rire! Bravo!

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    1. Bonjour Stéphane, merci pour ce commentaire très encourageant et symapthique :-)

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Un petit bonjour ?

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