mardi 31 janvier 2012

Klotür & Trans – SO36

«Dis-moi ce qu’il y a sur la porte des toilettes de ton bar, je te dirai qui tu es». C’est en substance le principe de ma série Klotür («la porte des chiottes» en teuton), consacrée à une exploration méthodique des toilettes des bars berlinois, ou à tout le moins, des huisseries d’icelles. Certains fâcheux argueront que je les introduis à la nuit berlinoise par la petite porte, d’autres esprits chagrins maugréeront derechef que ce vain catalogue prend les choses par le petit bout de la lorgnette (ou par le petit trou de la lunette [de WC]), en plus d’être sale et vulgaire. Mais baste. Sourd à ces récriminations de constipés de la blogosphère et à ces jérémiades de pisse-froid 2.0, je poursuis, avec un zèle imperturbable, ma mission sacrée, mon inventaire des meilleurs ornements de ouatères berlinois, en exclusivité mondiale sur Les Chroniques Berliniquaises. Un jour, quand je serai célèbre et adulé, une journaliste à la paupière fardée et à la crinière peroxydée me recevra sur son plateau télé et, tout œillades et minauderies, m’interviewera langoureusement, entre deux roucoulades voluptueuses :

« Alors comme ça, M. Berliniquais, grâce à vos photos, vous êtes devenu une idole planétaire. Racontez-nous un peu comment est née votre grande passion, ah, hin-hin [soupir enamouré].
– Et bien voilà, un jour, je suis entré dans un bar de Kreuzberg, et après quelques bières, ayant eu envie d’évacuer le trop-plein, je suis allé aux gogues. En poussant la porte, malgré mon empressement, j’ai remarqué les dessins humoristiques qui distinguaient joliment les toilettes des hommes de celles des femmes, au lieu des petits bonhommes tout tristounets que l’on voit d’habitude. Ça s’est produit une fois, puis deux, puis cinq, puis dix...
– Et c’était pour vous le début d’une grande passion, hin-hin.
– Eh bien oui, au bout d’un moment j’ai commencé à photographier ces portes.
– Ooooh, Monsieur Berliniquais, c’est trop beau ce que vous dites. Alors comme ça vous photographiez toutes les portes des toilettes ? Ah-hin, aahhh-hin.
– Ah non, loin de là. Juste celles que je trouve rigolotes et inhabituelles. C’est beaucoup, mais loin de représenter la majorité. Seule une minorité de bars ou de restaurants savent s’élever au-dessus de la mêlée, en matière de Klotür, vous savez.
– Aaah, Monsieur Berliniquais, vous me surprenez. J’ai connu des hommes, mais jamais des comme vous. Huhuhu.
–  Vous n’êtes pas sans savoir, chère Madame, que Louis XVI himself avait une passion immodérée pour les serrures, une excentricité qui, à une époque, a fait jaser dans les chaumières, malgré son talent incontesté. D’ailleurs, si même ce pauvre Louis XVI avait pu abandonner la politique et se consacrer exclusivement à son engouement pour toutes choses huissières, la vie lui aurait sûrement souri par la suite, non ? Fort de ce constat, je préfère moi aussi m’adonner à cette lubie klotürière sans retenue aucune, avant qu’il ne soit trop tard.
– Ooooooh, Monsieur Berliniquais, ooooh, ah-huhu, hin-hhhin, ooohhh uiii, je bois vos paroles, han...»

Mais je m’égare. Alors, pour ce troisième volet de la série, après le Z-Bar de Mitte, après Schwalbe à Prenzlauer Berg, je vous présente un bar qu’on ne présente plus, une légende des nuits kreuzbergiennes depuis le milieu du XIXème siècle, le bar SO36 (si vraiment vous débarquez, permettez-moi de vous rappeler le B-A-BA le plus élémentaire : il faut dire «S-O-36», soit phonétique-ment,  essozeksounndraïssich, eh oui, que de contorsions sont nécessaires pour que votre infortunée bouche puisse venir à bout d’un nom de bar qui s’écrit seulement en quatre caractères...). Sans plus tarder, sous vos applaudissements, les portes des toilettes, nom d’une pipe ! Ladies first, à propos de..., euh, pardon. La porte donc. Voilà voilà.

Frauen / Truc illisible / kadinlar / Trans

Et last but not least (une expression particulièrement irritante qui ponctue de manière envahissante toute réunion de service en Teutonie), la porte du Herrenklo.

Männer / Men (je suppose) / Erkek / Trans

SO36, le fameux bar punk-rock-électro-anarcho-gaucho-turco-germano-raggamuffino-alternativo-intello-artistico-musical qui, au cours de ses quinze décennies d’existence, a aussi été un Biergarten, un cinéma et même un supermarché, apporte enfin LA réponse à cette question que nous nous sommes tous posé un jour (oui, même vous chers Lecteurs, je le sais ; on ne me la fait pas à moi) : «et eux alors, vous savez, les transsescuels, dans quelles toilettes vont-ils, enfin, vont-elles, bref, où diantre vont-illes faire pipi ?» À la pointe de tous les combats en matière de tolérance et d’intégration, le collectif du SO36 répond d’un haussement d’épaules blasé à nos gloussements de collégiennes écervelées, et nous cloue le bec, le plus naturellement du monde : «bah dans les deux, tiens donc». Nous voilà enfin renseignés, une fois pour toutes, sur cette question primordiale. Qu’il est bon de se sentir subitement intelligent !

Expo et concert au SO36 :
Berlin Unhinged Festival le 26 janvier 2012
Partant de ce constat, il était normal, pour un esprit cartésien, d’élargir le raisonnement, vous savez, un peu comme dans une démonstration par récurrence en Terminale S : «Si SO36 détient la réponse U0 au mystère des toilettes pour transsexuels, détient-il la clé de la suite Un de tous les plus grands mystères de l’univers ?»

Lorsque j’étais tout pitipiti, il y avait des quantités d’autres énigmes tout aussi pressantes qui agitaient mon jeune esprit curieux de tout, au point de m’empêcher de dormir, tant elles étaient insolubles. Comme par exemple : comment on met les maquettes de voiliers dans les bouteilles ? Ou bien : qu’est-ce qu’il y avait dans l’univers avant le biguebangue ? Ou encore : est-ce que les histoires de fantômes de l’émission Mystères c’est vraiment que de la gnognotte ? Las, à mon grand désespoir, le Kollektiv du SO36 sèche lamentablement sur toutes ces pierres d’achoppement sur lesquelles trébuche le savoir humain depuis l’aube des temps. Fin de la démonstration mathématique. La quête des réponses aux questions métaphysiques qui ont troublent mes nuits devra donc se poursuivre.

En revanche, aux toilettes du SO36, on apprend à dire Herren et Frauen en turc. C’est une certaine forme de consolation, si l’on veut.

Dans le reste du bar (oui, il y a un bar autour de ces toilettes), on s’amuse. Et pas qu’à moitié. C’est assez fou qu’il m’ait fallu plus de 3 ans pour mettre les pieds dans ce local mythique, alors que SO36 ratisse vraiment large : entre les concerts, les soirées rumba-salsa, les nuits hip-hop ragga, les fêtes électro, les légendaires soirées gay turques pop-orientale, et toutes sortes d’événements réguliers ou pas, avec ou sans connotation politique, le mot d’ordre est l’éclectisme. On peut vraiment tout y fêter, pour tous les goûts. Sauf peut-être la messe dominicale. Encore que, si on insiste, ça doit pouvoir se négocier.

SO36
Oranienstraße 190
10999 Berlin Kreuzberg

Une compoosition de l'artiste espagnole Cristina Mejías exposée pendant le Berlin Unhinged Festival

6 commentaires:

  1. Excellent l'article j'ai bien rigolé et écoppé deux trois regards en coin de mes collègues :-D

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    1. Fais gaffe hein ! Depuis le temps que tu me dis que tu te marres au bureau, tu vas finir par te prendre un blâme ! Les Chroniques Berliniquaises déclinent toute responsabilité !

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  2. C'est marrant, pour moi aussi c'était l'occasion d'aller visiter pour la première fois ce haut-lieu du rock'n'roll à Berlin! Par la même occasion, c'était aussi la première fois que mon groupe donnait un concert devant un si vaste public. Tu n'en dis rien, mais j'espère que la musique était à ton goût!
    Et enfin merci pour le blog, un plaisir à suivre!

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    1. Ah cool ! Oui j'ai beaucoup aimé la musique. Très sympa ! Mais en fait j'étais à un autre concert avant d'arriver, donc je suis venu assez tard au SO36. Vous y étiez à quelle heure ? Un endroit très spécial en fait. Sympa le graphisme de ton blog en tout cas. Bon bah ptêt que je passerai faire un tour le 23 février au "55 Arts Club" alors... bon courage d'ici là et merci pour ta visite sur ces pages !

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  3. Aaaah ! ENFIN j'arrive à publier un commentaire sur ce blog ! tonnerre de braise, comme dit ma mamie ! Je ne comprends pas pourquoi ça ne marchait pas. Mais bon enfin, après toutes ces péripéties quand même ! Alors, le SO 36, j'ai adoré, si ce n'est l'avalanche aquatique dans les toilettes des hommes. Et oui, un malotru avait bouché les chiottes en mettant trop de papier (a dit un teuton bourré. Faut-il le croire...?) Anyway, à propos, savez-vous comment on dit d'un homme qu'il n'est pas trans ? on dit un "homme cisgenre", pour dire en gros qu'il a gardé son sexe, il est né avec un zizi quoi. Pareil pour une femme, on dit une "femme cisgenre", celle qui est née avec une ... c'est quoi déjà pour elles ? Et puis du coup, les hommes trans (from female to male) sont dits FTM et les femmes trans (from male to female) sont dites MTF. Voilà ! Et oui, Berlin est un lieu où les identités alternatives ont l'air d'avoir un petit peu plus de place que dans d'autres grandes villes européennes. A bientôt pour d'autres de tes très bons articles cher Chroniqueur!

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    1. Hey ! En effet, enfin ! Je peux pas expliquer ce qui s'est passé... moi aussi ces 2-3 derniers jours j'ai eu des difficultés de connexion mais ça vient plus de mon ordi pour le coup je pense.

      Impressionnant ton commentaire en tout cas ! Là tu m'en bouches un coin avec ce vocabulaire très pointu sur la question ! Mais en fait c'est vrai que maintenant que j'y pense, il ne peut pas y avoir qu'un seul type de "trans" (ça m'était jamais venu à l'idée jusqu'à présent, la honte !). Mais le petit écriteau à l'entrée prête à confusion car il n'entre pas dans ce niveau de détail !

      C'est à y perdre son latin tout ça :-)

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