Les gentlemen arnaqueurs (teutons) du web

Vous connaissez sûrement l’escroquerie «à la nigériane» : sans doute avez-vous le plaisir de recevoir régulièrement de mystérieux courriels provenant  de cette riche veuve ivoirienne à l’article de la mort, ou de tel homme d’affaires anglo-togolais, qui, pour une raison qui vous échappe, vous annoncent à brûle-pourpoint qu’ils sont à la recherche d’un légataire universel et, parmi les milliards d’humains vivant sur Terre, souhaitent vous transmettre leur colossale fortune, sans doute parce que vous êtes foncièrement gentil. Ils vous supplient instamment de bien vouloir accepter quelques millions de dollars, mais étrangement, ils ont besoin que vous leur avanciez des fonds substantiels avant de pouvoir nager dans les pièces d’or comme l’Onc’ Picsou. Je ne connais pas la suite de l’histoire car je n’ai jamais répondu à ces e-mails, même si c’est malpoli, car je flaire un attrape-couillon. Peut-être suis-je bêtement paranoïaque et ai-je vraiment laissé filer de fabuleuses richesses ? Je préfère ne pas savoir.

Une fleur vénéneuse pisse se cache dans ce champ de coquelicots...
Saurez-vous la démasquer ?

Vous connaissiez peut-être aussi les dangers des arnaques «à la russe»: Ekaterina, infirmière au regard de braise et à la chevelure de feu, vit chez ses parents sur les rives de la Volga (ou mieux, du fleuve Amour) et est passionnée de violon et de longues balades à cheval, et en lingerie fine, sur la steppe infinie. Elle tombe éperdument «amoureuse» d’un Occidental chauve et bedonnant au bout de trois e-mails enfiévrés, et convainc son Roméo de lui envoyer des sommes d’argent de plus en plus importantes pour toutes sortes de raisons : achats de billets d’avion, obtention du moultipass visa pour des voyages toujours annulés au dernier moment, réparation de la Lada de la famille, coût élevé des communications téléphoniques, hospitalisation d’une vieille mère sénile à la clinique gériatrique de Komsomolsk-sur-l’Amour, etc., jusqu’au moment où les finances du Dom Juan de Bondoufle ne suffisent plus à satisfaire les demandes de sa belle, qui s’en va alors plumer un autre pigeon tourtereau. Bref, vous saviez tout cela.

Soit.

Mais connaissiez-vous l’arnaque à l’allemande ? Oui ? Non ? Alors je m’en vais vous raconter comment cela se passe. C’est une sacrée fumisterie. Évidemment, si vous connaissez le principe, vous avez le droit de lire quand même, hein.

Tout a commencé il y a environ quinze mois, fin octobre 2010. Oui, cela remonte pas mal. Je venais de m’acheter un nouvel ordinateur (entre autres car je venais de commencer à tenir un blog et j’en avais ras le bol de ma vieille bécane toute pourrite) et je souhaitais installer quelques logiciels élémentaires, notamment la suite OpenOffice, Mozilla Firefox ainsi qu’Adobe PDF. Rien que des logiciels entièrement gratuits et en libre téléchargement partout sur le ouèbe. J’ai donc tapé quelque chose comme «download Firefox» dans Google.de. Le premier résultat de la recherche était un lien vers le site download-service.de. J’ai cliqué sur ce lien, suivi les instructions, et en quelques clics, j’avais installé les logiciels voulus. Au passage, j’avais dû renseigner une adresse e-mail et peut-être cocher une case ou deux, mais je ne m’en souviens vraiment plus. De toute façon, tout était en allemand, et je ne me suis donc pas foulé à déchiffrer toute la page pour une banale installation de Firefox. Grave erreur !

Au bout de quelques jours, j’ai reçu un e-mail confirmant mon inscription au Download Service, et m’attribuant un code d’utilisateur et un mot de passe. «Sympa», me suis-je dit, mais dans le fond cela me faisait une belle jambe. J’ai vaqué tranquillement à mes occupations, sans me soucier du piège qui se refermait insidieusement sur moi. Quatre semaines plus tard, nous sommes alors fin novembre, je reçois un e-mail envoyé par un expéditeur dénommé Buchhaltung («Comptabilité»). La société «Content4U GmbH» exige le paiement de la somme de 96 euros pour une prestation internet remontant à quelques semaines. À ce stade, j’ai déjà complètement oublié le site Download Service et mon installation des logiciels gratuits, tant l’opération était anodine. Après un court moment de réflexion, je conclus qu’il s’agit d’un spam. J’efface alors cet e-mail de ma boîte aux lettres et de ma mémoire, et pour moi l’incident est clos. Fin janvier, rebelote : la Buchhaltung de Content4U m’écrit un e-mail qui devait probablement ressembler au précédent, et sans doute y faire référence. Je considère brièvement la question, puis supprime impitoyablement ce courriel manifestement indésirable. J’ai d’autres chats à fouetter, pensai-je.

Les choses changent le 8 février, date à laquelle je reçois du même expéditeur une letzte Mahnung («Dernière Relance»), sur un ton un chouïa plus autoritaire que les e-mails précédents. Cette aimable plaisanterie commençant à prendre une tournure désagréable, je lis attentivement le texte et, cette fois-ci, conserve soigneusement le message à toutes fins utiles. En voici un extrait :

Sehr geehrte/r Herr/Frau Berliniquais,

unsere Rechnung RE60-295328 vom 24.11.2010 wurde trotz Zahlungserinnerung vom 26.01.2011 nach wie vor nicht ausgeglichen. Wir fordern Sie daher nachdrücklich auf, den nachfolgend aufgeführten Betrag inklusive Mahnkosten durch unverzügliche Überweisung auf unser Geschäftskonto unter Angabe des u.g. Verwendungszweckes zum Ausgleich zu bringen.
Sollten Sie die Forderung inzwischen beglichen haben, so betrachten Sie dieses Schreiben bitte als gegenstandslos.
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12-Monatszugang für Download-Service.de - 96,00 EUR
Zeitraum: 02.11.2010 - 02.11.2011 - Zahlung laut AGB ein Jahr im Voraus
Verzugspauschale: 5,00 EUR

Zahlungsbetrag: 101,00 EUR
(Ohne Abzug sofort zahlbar)

Ce qui donne en langage chrétien, pour faire court :

“Chère Madame / cher Monsieur Berliniquais,

Malgré notre relance du 26 janvier 2011, vous n’avez toujours pas réglé notre facture RE-295328 datée du 24 novembre 2010. En conséquence, nous exigeons que vous effectuiez sans délai le paiement de la somme due, majorée de frais de relance, et patati et patata.”

La prestation pour laquelle l’on exigeait que je payasse, oui, que je payasse 96€ rubis sur l’ongle était un abonnement internet pour une durée d’un an, conclu à mon insu lors du téléchargement des logiciels gratuits. Pourtant, je n’ai pas consenti à un tel engagement ! «Ce sont vraiment des acharnés, conclus-je alors, goguenard, mais il en faut bien plus pour m’impressionner». Qu’à cela ne tienne : ce «bien plus» ne tarda pas à arriver. Quelques jours plus tard, Content4U m’adressa cette fois, par courrier, la même letzte Mahnung, en prenant soin de détailler par le menu les sanctions auxquelles je m’exposais : transmission de mon dossier à une société de recouvrement, inscription de mon défaut de paiement à l’organisme central SchuFa (une sorte de «Standard & Poor’s» teuton qui enregistre l’historique du crédit de tout résident particulier, une inscription négative est donc l’équivalent de la perte de son triple A personnel, avec toutes les conséquences que l’on imagine), embêtements judiciaires divers, déportation immédiate à Dachau... bref, l’avenir s’assombrissait considérablement.

Irrité par ce fâcheux rebondissement, je lance une recherche sur internet avec comme mot-clé : «Content4U GmbH». La réponse est sans équivoque : Abzock! Betrug! Warnung! Nicht Bezahlen! Keinen Cent! («Arnaque ! Fraude ! Attention ! Ne pas payer ! Pas un centime !»). Je parcours quelques pages expliquant comment cette «société» s’est spécialisée dans ce genre de manipulation, et outrepasse largement ces droits en facturant automatiquement des abonnements internet aux utilisateurs qui ne font que télécharger des logiciels gratuits. Ses réclamations sont à la limite de la légalité et dénuées de tout fondement juridique. Les détails exposés correspondent à ma situation : j’ai dû cocher une case en trop sans y prêter attention au moment du téléchargement des logiciels gratuits, et maintenant je subis ces menaces. La démarche conseillée par les forums d’internautes est toute simple : ne jamais répondre à ces courriers, et surtout, ne pas payer un centime. Me voilà donc rassuré.

Autre détail intéressant : cette lettre était accompagnée de deux pages supplémentaires, destinées à me «simplifier la vie» je suppose. Tout d’abord, une Ratenzahlungsvereinbarung ohne Mehrkosten. Penchons-nous un instant sur la beauté de ces trois petits mots, dont un de 25 lettres, tout autant que notre bon vieil «anticonstitutionnellement». Cette expression signifie «accord de paiement par mensualités sans frais», oui, sans frais, car on peut arnaquer les gens mais être des chics types dans le fond malgré tout, des gentlemen arnaqueurs, voyez-vous. Sur le susdit formulaire, l’on me demandait aussi d’indiquer mon numéro de téléphone, au cas où j’aurais aussi envie de me faire harceler de vive voix sans doute, tant qu’à faire... Mouahaha. Beurk. Sur le troisième feuillet de cette correspondance, j’ai la possibilité de remplir et de leur retourner un accord de prélèvement, en ayant pris soin d’indiquer gentiment mon numéro de compte bancaire ! Mais bien sûr.

Bref, je me gondole de rire de tant d’effronterie, archive ce courrier, d’un geste gracieux et désinvolte, dans un tiroir poussiéreux, puis reprends mes activités normales. Je l’aurais volontiers archivé à la poubelle, mais on ne sait jamais... Mieux vaut être prudent.

Trois fois hélas, comme je le craignais, ces fieffés margoulins de Content4U n’en ont pas si vite fini avec moi ! À la mi-avril, le ton monte encore d’un cran : je reçois alors un commandement de payer, expressément envoyé par une société de recouvrement au nom très officiel, le Deutsche Zentral Inkasso, qui me somme de m’acquitter hic et nunc de la somme de 153 euros, dont une cinquantaine d’euros de pénalités et frais de dossier, au titre du contentieux avec leur «Mandant», la société Content4U qui décidément dans le genre escroc est sacrément opiniâtre. Voilà qui assombrit considérablement ce qui avait été jusque là une belle journée de printemps.

En l’absence de réaction de votre part, me tance-t-on sur un ton d’autant moins amène que les mots sont longs et compliqués, en plus d’être écrits en lettres capitales, nous nous verrons dans l’obligation de vous CONTRAINDRE à payer par voie de JUSTICE. Nous tenons à attirer votre attention sur le fait qu’en cas de CONDAMNATION, vous seriez amené à subir des coûts sensiblement plus élevés. À titre d’exemple, veuillez consulter une liste de jugements prononcés en notre faveur sur la page suivante...

Une adresse internet indique un site web où je peux consulter à loisir une série d’effroyables jugements où d’honnêtes gens ont manifestement été obligés à payer de lourdes sommes, traînés dans la boue, jetés en pâture, déshonorés, sommairement embastillés... Les verdicts sont fréquemment prononcés en faveur de Content4U et d’autres sociétés internet aux noms similaires. Un frisson d’horreur se propage entre mes omoplates. Suis-je donc fait comme un rat ? Vais-je tâter du juge teuton ? «Juge», en allemand, se dit Richter. De quoi sentir le sol qui se dérobe sous mes pieds, mes enfants...

Heureusement, la même recherche internet permettant d’aller découvrir les horreurs du site du Deutsche Zentral Inkasso produit également un certain nombre de résultats bien plus intéressants, et de nature à me mettre la puce à l’oreille : Abofallen («escroquerie à l’abonnement»), unseriös («pas sérieux»), Internetabzocke («arnaques sur internet»), Vorsicht vor diesen Forderungen («attention à ces injonctions»), Inkasso-Verband distanziert sich («l’association des sociétés de recouvrement prend ses distances»)... Bref, l’affaire est entendue. En réalité, le Deutsche Zentral Inkasso est un complice de ces escrocs teutons qui fleurissent sur le net, dont mes amis de Content4U. Il donne un air de légalité à leurs réclamations, et accroît la pression sur les utilisateurs trompés en déployant tous les subterfuges qui lui sont accessibles – seulement, voilà : vu la nature douteuse des «contrats», leurs menaces ne peuvent jamais être mises à exécution. Le site internet est un faux, créé sur mesure pour semer la confusion.

Ouf, rassuré, une fois de plus. Décidément, les arnaqueurs teutons sont bien à l’image du pays : méthodiques, organisés et diablement persévérants. En août 2011, le Zentral Inkasso se rappelle à mon bon souvenir par une deuxième lettre, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la précédente missive.

Les deux seules nouveautés sont l’augmentation de la somme réclamée, à laquelle sont venus s’ajouter 2,53 € d’intérêts, ainsi que l’adresse d’un autre site bidon sur lequel je peux consulter d’autres jugements tout aussi bidons. Tant d’efforts pour faire peur aux gens. Avec tout ça, c’est moi qui me bidonne. Un article du très sérieux site Die Welt, paru au même moment, nomme explicitement le Deutsche Zentral Inkasso et énonce une série d’arguments catégoriques contre cet organisme frauduleux, en particulier le fait qu’il soit en procès (en appel) contre la chambre de commerce de Berlin, qui lui avait retiré son accréditation de maison de recouvrement. Bref, il n’y a plus l’ombre d’un doute quand c’est Die Welt qui écrit «entêtez-vous, ne payez surtout pas».

Cette petite mésaventure m’a permis de découvrir le monde fascinant des escrocs teutons qui pullulent dans les recoins sombres du ouèbe. Des milliers d’utilisateurs se dépêtrent chaque mois dans ce genre de situations, après avoir effectué des opérations tout aussi anodines qu’une recherche de recettes de cuisine, un calcul d’itinéraire, un téléchargement de logiciels gratuits ou une consultation de leur horoscope (alors là, bien fait !). Les victimes les plus impressionnables payent immédiatement la somme exigée dès réception de la première facture, et se posent des questions après. Ou alors elles craquent après avoir lu la lettre de l’Inkasso, qui leur adresse des MENACES en lettres CAPITALES. Vous savez, les Allemands et leur honnêteté légendaire... Pour ceux-là, c’est fichu : ils ont perdu 100 euros. Les responsables de ces escroqueries à grande échelle, quant à eux, courent toujours et continuent de sévir. Les fumiers.

Au printemps dernier, ces déboires, que je voulais déjà raconter avant de laisser tomber, m’avaient inspiré le billet «Tu t’intégreras dans la douleur». Je croyais m’être retrouvé dans ce piège à cause de mon incapacité chronique à lire plus de huit lignes de texte en langue allemande (c’était en 2010 je vous rappelle, depuis, je peux tenir facilement sur trente lignes, jusqu’à quarante même, quand je suis en forme ! D’ici 300 ans maximum, je lirai Goethe dans le texte). Mais en fait non, je suis loin d’être le seul teubé nigaud à m’être fait avoir. En tout cas, voilà six mois que je n’ai plus de nouvelles de Content4U GmbH ni du Deutsche Zentral Inkasso. Dommage, cette petite guerre psychologique commençait à être rigolote à la fin. Peut-être devrais-je leur écrire une belle lettre d’insultes, maintenant que j’y connais tout un rayon ?

Héhé.